«En classe!»: peau rouge, masques blancs
Dominique Leydet décortique avec ses étudiants la politique de reconnaissance des peuples autochtones.
Série En classe!
Un journaliste d’Actualités UQAM redevient étudiant et s’immisce dans un cours offert par l’un des 40 départements et écoles de l’Université.
Ces dernières années, l’UQAM a créé de nouveaux cours et programmes visant à initier les étudiants à l’histoire, aux cultures, aux systèmes politiques et aux droits ancestraux des peuples des Premières Nations au Canada. Dans le cours Philosophie et questions autochtones, qu’elle donne pour la seconde fois, la professeure du Département de philosophie Dominique Leydet aborde les thèmes des droits territoriaux, de la négociation des traités, de la reconnaissance sociale, des réparations et de la réconciliation. Elle présente aussi les réflexions d’intellectuels autochtones et allochtones sur la décolonisation dse rapports entre l’État canadien et les Première Nations.
Ce jeudi matin, près d’une quarantaine d’étudiants sont au rendez-vous, la plupart inscrits aux programmes de baccalauréat en philosophie et en science politique ainsi qu’au programme court et à la concentration de premier cycle en études autochtones. La séance est consacrée à l’ouvrage de théorie politique Peau rouge, masques blancs (2014) de Glen Coulthard, membre de la nation amérindienne dénée et professeur de science politique à l’Université de Colombie-Britannique. Dans cet essai inspiré des écrits de Marx et de la pensée politique de Frantz Fanon (1925-1961), auteur du classique de la décolonisation Peau noire, masques blancs, Coulthard propose une critique radicale de la politique de l’État canadien concernant la reconnaissance des peuples autochtones.
Tout au long de son cours, livré sans aucun PowerPoint, Dominique Leydet expose et commente les idées de Coulthard, une figure majeure de la nouvelle intelligentsia autochtone. Elle questionne les étudiants sur les positions défendues par le politologue, histoire de les tenir sur le qui-vive et de garder leur attention. Le texte sous leurs yeux, ces derniers restent concentrés sur la matière présentée par la prof.
Des rapports de domination
«Comment résumeriez-vous la thèse de Coulthard?», demande d’entrée de jeu Dominique Leydet. «Selon lui, la politique de reconnaissance du gouvernement canadien continue de maintenir les Autochtones dans une position de servitude», répond avec assurance une étudiante. «Pour Coulthard, cette politique reproduit les schémas de domination», ajoute un autre. «Très bien, voilà qui met la table pour notre discussion», dit la professeure.
«La question de la reconnaissance émerge en réaction à la publication de la tristement célèbre Politique indienne du gouvernement du Canada – aussi connue sous le nom de Livre blanc.»
Dominique Leydet, Professeure au Département de philosophie
«Quel événement a constitué une rupture dans la façon dont le gouvernement canadien traite les autochtones?», interroge encore Dominique Leydet. «Le Livre blanc de 1969», suggère une voix au fond de la classe. «Exact! La question de la reconnaissance émerge en réaction à la publication de la tristement célèbre Politique indienne du gouvernement du Canada – aussi connue sous le nom de Livre blanc», rappelle la professeure. Ce document recommandait l’assimilation des Indiens et supprimait unilatéralement tous les aspects, pourtant consacrés institutionnellement, qui distinguaient sur les plans juridique et politique les membres des Premières Nations et les Canadiens non autochtones. «Le Livre blanc donnera le coup d’envoi à une vague de mobilisation politique et d’affirmation identitaire sans précédent chez les Autochtones», souligne Dominique Leydet.
Selon Coulthard, la politique gouvernementale de reconnaissance qui émerge dans la foulée de cette mobilisation cherche à réconcilier la revendication d’un statut de nation autochtone avec la souveraineté de l’État canadien. Comment? En accommodant certaines demandes identitaires des Autochtones grâce à un renouvellement des relations juridiques et politiques avec le gouvernement fédéral, selon les modèles du pluralisme libéral. La plupart de ces modèles proposent le transfert par l’État de territoires, de capitaux et de pouvoirs politiques aux communautés autochtones.
«Coulthard soutient que la politique libérale de reconnaissance reproduit les configurations du pouvoir colonial au lieu de conduire à une ère de coexistence pacifique fondée sur un idéal de reconnaissance mutuelle», observe la professeure.
Un penseur clé
Pour défendre sa thèse, Coulthard s’appuie sur un penseur clé, le psychiatre martiniquais Franz Fanon, dont l’influence intellectuelle a été importante dans les années 1960 et 1970. «Dans les contextes où la domination coloniale ne s’exerce plus exclusivement par la force, dit Fanon, la reproduction des rapports coloniaux repose sur l’habileté de l’État à convaincre les peuples autochtones d’adopter des formes de reconnaissance asymétriques et non réciproques, imposées ou accordées par la société coloniale», explique Dominique Leydet.
«Pourquoi la reconnaissance demeure-t-elle asymétrique et non réciproque?», demande un étudiant. «Parce que, selon Fanon, les termes de la reconnaissance sont dictés par l’État en fonction de ses propres intérêts, ce qui lui permet de conserver une position hégémonique, répond la professeure. Il revient alors aux peuples autochtones de définir les termes, les valeurs et les conditions de leur reconnaissance.»
«Dans les contextes où la domination coloniale ne s’exerce plus exclusivement par la force, dit Fanon, la reproduction des rapports coloniaux repose sur l’habileté de l’État à convaincre les peuples autochtones d’adopter des formes de reconnaissance asymétriques et non réciproques.»
Une marge d’autonomie
Dans son ouvrage, Coulthard critique la conception libérale de la reconnaissance du philosophe canadien Charles Taylor, exposée dans Politics of Recognition (1992). Théoricien du multiculturalisme, Taylor croit que l’on peut reconnaître les revendications des nations minoritaires, autochtones et québécoise notamment, en leur conférant une existence institutionnelle à l’intérieur du cadre fédéral canadien. «Le philosophe estime que l’État fédéral doit accorder une marge d’autonomie aux collectivités autochtones, moins étendue peut-être que celle des provinces, mais plus grande que celle des municipalités», note Dominique Leydet
Coulthard reproche à Taylor de ne pas remette en question les structures économiques de la relation coloniale. L’État canadien, écrit-il, est prêt à reconnaître des droits collectifs aux Autochtones, en autant qu’il puisse avoir accès à leurs territoires et à leurs ressources. «En 1997, un jugement de la Cour suprême du Canada permettra aux gouvernements fédéral et provinciaux d’empiéter sur une terre autochtone sous condition de poursuivre un « objectif impérieux », soit n’importe quel projet économique incluant le développement de l’agriculture, de la foresterie, de l’exploitation minière et de l’énergie hydroélectrique», souligne la professeure. Pour Coulthard, cela est inacceptable. Selon lui, il faut s’attaquer aux structures tant économiques que politiques de l’exploitation capitaliste et de la domination coloniale.
Tous les leaders autochtones ne défendent pas une position aussi radicale que celle de Coulthard, remarque Dominique Leydet. «Certains d’entre eux considèrent que l’État fédéral peut offrir un cadre de reconnaissance suffisant, moyennant des réformes, comme la création d’un troisième ordre de gouvernement autochtone disposant de pouvoirs étendus sur les territoires.»
Dimension psycho-affective
En s’inspirant toujours de Fanon, Coulthard aborde une autre dimension importante de la relation coloniale. «Vous rappelez-vous laquelle?», demande la professeure. «Ah oui, c’est la dimension subjective», dit une étudiante. «En effet, Coulthard souligne que les populations colonisées développent à la longue un attachement psycho-affectif à l’égard du colonisateur grâce aux formes de reconnaissance restreinte que ce dernier leur accorde, sans que le lien de domination soit pour autant rompu, explique la professeure. Les populations ont tendance à intérioriser les images péjoratives imposées par les colonisateurs et à les reconnaître comme naturelles.»
Transmises par les institutions étatiques, les églises les écoles et les médias, ces représentations imprègnent la psyché des peuples autochtones, affirme Coulthard. Nombre d’études, de romans et de récits autobiographiques ont décrit en détail comment cela induit chez les Autochtones la haine de soi, la dépression, l’alcoolisme et la toxicomanie, ainsi qu’un comportement violent, dirigé autant vers eux-mêmes que vers leur entourage, écrit le politologue.
«Un jugement de la Cour suprême du Canada permettra aux gouvernements fédéral et provinciaux d’empiéter sur une terre autochtone sous condition de poursuivre un « objectif impérieux », soit n’importe quel projet économique incluant le développement de l’agriculture, de la foresterie, de l’exploitation minière et de l’énergie hydroélectrique.»
La nécessité de la lutte
Sans conflit ni lutte, les termes de la reconnaissance seront toujours susceptibles d’être définis par ceux qui détiennent le pouvoir, soutient Coulthard. Mais encore faut-il que le combat pour la liberté et la justice soit mené en rupture avec les structures fondamentales du pouvoir colonial, sinon le mieux que le colonisé pourra espérer sera une liberté et une justice blanches.
«Cela n’a pourtant pas empêché des associations de femmes autochtones de recourir à la Charte canadienne des droits et libertés – la justice blanche, comme dit Coulthard – pour faire reconnaître leurs droits au sein la société canadienne et même de leurs propres communautés», remarque la professeure.
«Coulthard rejette quand même toute forme de violence dans la lutte pour l’émancipation», relève un étudiant. «Vrai, dit Dominique Leydet. Bien qu’il prône l’action directe, il s’oppose à l’apologie de la violence à laquelle se livre Fanon.»
Les guerriers de la parole
Dans l’ouvrage This is not a Peace Pipe: Towards a Critical Indigenous Philosophy (2006), l’auteur autochtone Dale Turner appelle au développement d’une communauté intellectuelle autochtone au Canada, composée de «guerriers de la parole» (word warriors), afin d’investir les espaces juridiques et politiques ayant le pouvoir de déterminer la teneur et l’étendue des droits des Premières Nations.
«Coulthard critique cette stratégie, observe Dominique Leydet. Pourquoi, selon vous?» Silence dans la classe. «Parce qu’il pense que Turner sous-estime le danger que la parole des intellectuels autochtones soit récupérée par les instances de l’État.» Mais le politologue ne croit pas pour autant qu’il faille quitter complètement la sphère de la négociation avec l’État. «Selon Coulthard, le colonialisme de peuplement ayant fait des Autochtones une infime minorité sur leurs terres natales, ceux-ci sont forcés d’interagir avec les systèmes juridique et politique de l’État canadien. Au fond, il défend la diversité des tactiques, à l’instar du mouvement étudiant lors du Printemps érable de 2012», lance la professeure sur un ton malicieux.
Pour une politique résurgente
Peut-on se déprendre de l’héritage colonial? Dans la conclusion de Peau rouge, Masques blancs, Coulthard écrit que la situation actuelle exige de se détourner de l’approche légaliste de la reconnaissance, qui a dominé au cours des 40 dernières années. «Il privilégie plutôt ce qu’il appelle une « politique résurgente », basée notamment sur l’auto-reconnaissance, la revitalisation des pratiques culturelles autochtones, des structures juridiques et politiques souveraines, non discriminatoires et non fondées sur l’exploitation économique», observe Dominique Leydet.
Aux yeux de Coulthard, le mouvement de défense de la souveraineté et des territoires autochtones Idle No More, apparu en 2012, incarnerait le mieux cette politique de résurgence. «Nous en reparlerons la semaine prochaine, alors que nous aborderons le thème de la réconciliation», conclut la professeure.
Claude Gauvreau, Actualités UQAM, 30 novembre 2018
Photo: Manifestation en 2012, à Victoria (Colombie-Britannique) du mouvement de défense de la souveraineté et des territoires autochtones Idle No More. Photo: R.A. Paterson
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