Compte rendus de Peau rouge, masques blanc
En reprenant le titre et les arguments du célèbre ouvrage de Frantz Fanon Peau noire, masques blancs, Glen Sean Coulthard propose une critique de la politique de la reconnaissance des peuples autochtones telle que formulée par des chercheurs de tendance libérale et par l’État canadien. Pour Coulthard, professeur de sciences politiques à l’Université de la Colombie-Britannique et membre de la nation dénée, les politiques de reconnaissance et de réconciliation de l’État ne font que consolider le pouvoir colonial du gouvernement canadien. À cette politique coloniale, l’auteur oppose sa vision de l’émancipation des Premières Nations, basée sur l’auto-reconnaissance et la résurgence des pratiques culturelles autochtones. L’ouvrage est donc essentiellement un traité de théorie politique critique.
Par politique de la reconnaissance, Coulthard fait référence à tout l’éventail de modèles de pluralisme libéral basé sur le concept hégélien de reconnaissance et qui « cherchent à “réconcilier” les revendications de statut de nation autochtone avec la souveraineté de l’État colonial en accommodant certaines demandes identitaires faites par les Autochtones grâce à un renouvellement des relations juridiques et politiques avec le gouvernement canadien (p. 17) ». La critique proposée dans Peau rouge, masques blancs est basée sur l’apport de deux auteurs : Frantz Fanon et Karl Marx. Coulthard actualise de façon critique le concept d’accumulation primitive que Marx a initialement proposé dans Le capital. Pour Coulthard, c’est « l’histoire et l’expérience de la dépossession […] qui ont constitué la structure dominante ayant façonné la relation historique entre les peuples autochtones et l’État canadien » (p. 33). Par contre, il soutient que la dépossession territoriale des autochtones s’est produite en conjonction avec d’autres types d’exploitation comme le patriarcat et le racisme, ce qui rapproche Coulthard des penseurs de l’intersectionnalité.
Avant de s’engager avec les écrits de Fanon, Coulthard propose une généalogie de la politique de la reconnaissance en contexte canadien. Les racines philosophiques de cette politique remontent aux écrits de Hegel sur la dialectique du maître et de l’esclave dans Phénoménologie de l’esprit. Pour Hegel, la réalisation de soi en tant qu’agent autodéterminé ne peut se réaliser que dans un contexte intersubjectif : dans la dialectique hégélienne, « le désir du maître d’être reconnu comme “être pour-soi” est entravé par le fait qu’il est seulement reconnu par la conscience inessentielle et dépendante de l’esclave » (p. 57). Dans le paradigme hégélien, le maître ne peut réaliser son autodétermination que si l’esclave peut le reconnaître comme agent autodéterminé en formant lui-même sa propre autodétermination. Coulthard explique que ce paradigme hégélien a été repris par de nombreux penseurs libéraux qui ont proposé un modèle prescriptif pour encadrer les relations entre l’État canadien et les Autochtones.
L’auteur critique la proposition de Charles Taylor (1994) voulant que l’État devrait reconnaître et accommoder certaines revendications des peuples autochtones sans abandonner son engagement envers sa charte des droits et libertés. Aux yeux de Coulthard, en se faisant l’arbitre des revendications autochtones et en accommodant les autochtones selon son bon vouloir, l’État ne fait que réactualiser sa composante coloniale. Par le fait même, l’auteur reprend plusieurs arguments de Frantz Fanon selon lesquels, sans une lutte des colonisés, la simple transformation des structures sociales ne garantit pas la transformation de la conscience des opprimés. « Sans conflit ni lutte, les termes de la reconnaissance sont susceptibles d’être définis par ceux qui ont le pouvoir de l’octroyer », écrit Coulthard (p. 75). Coulthard et Fanon soutiennent donc que le conflit est une partie essentielle de la dialectique de la reconnaissance. L’autodétermination et la conscience de soi ne peut être accordée : elle doit faire l’objet d’un processus d’auto-reconnaissance de l’opprimé qui passe nécessairement par le conflit.
Toute cette discussion théorique sur la reconnaissance occupe plus ou moins les cent premières pages de Peau rouge, masques blancs. Le reste de l’ouvrage aborde différentes dimensions de la politique coloniale de l’État canadien. Le chapitre 2 présente l’histoire de la lutte de la nation dénée dans les Territoires du Nord-Ouest. Coulthard y soutient que dans les trente dernières années l’imaginaire radical de sa nation s’est effrité, ce qui a mené « à une dissociation importante entre les revendications “culturelles” des autochtones et les visions transformatrices de changement social, politique et économique qui les caractérisaient autrefois » (p. 95). L’auteur attribue ce changement à la capacité de l’État à s’approprier les termes de la lutte qu’on lui oppose. Dans ce cas-ci, Coulthard évoque le discours étatiste sur le développement durable. Le deuxième facteur d’explication évoqué par l’auteur est la capacité de la reconnaissance politique à modifier la subjectivité des peuples autochtones.
Dans le chapitre 3, l’auteur propose une discussion sur l’essentialisme, le droit des femmes et l’autonomie gouvernementale en critiquant le courant constructiviste dans l’étude des identités. Selon lui, la critique anti-essentialiste des tenants du constructivisme social a miné la résistance de certains groupes subalternes. Néanmoins, il nuance en affirmant que les discours essentialistes et constructivistes peuvent tous les deux être utilisés pour favoriser la subversion ou la conservation des configurations oppressives du pouvoir.
Le chapitre 4 propose une critique farouche de la réconciliation telle que proposée par l’État canadien dans le sillon de la Commission de vérité et réconciliation. Coulthard affirme qu’une réelle réconciliation ne peut avoir lieu qu’après la fin des événements traumatisants vécus par une population opprimée. Or, le colonialisme canadien est toujours opérant malgré les excuses gouvernementales et les multiples commissions commandées par l’État sur ses relations avec les autochtones. Coulthard propose une discussion philosophique du ressentiment qui le porte à dire que la colère et le ressentiment peuvent être des sentiments productifs s’ils amènent les populations subalternes à prendre conscience de leur oppression. Dans ce contexte, Coulthard affirme que « la réconciliation demeure un “discours pacificateur” qui ne cherche qu’à apaiser la culpabilité du colonisateur, d’une part, et à décharger le gouvernement fédéral de son devoir de transformer la relation coloniale entre les nations autochtones et le Canada » (p. 217).
Dans le chapitre 5, Coulthard pose l’importance des pratiques culturelles d’auto-reconnaissance en s’inspirant des travaux de Fanon et de Sartre sur la négritude. Il explique que les pratiques d’affirmation culturelles peuvent potentiellement représenter un premier pas vers l’émancipation des peuples opprimés. Par contre, l’affirmation culturelle peut représenter un danger en ce qu’elle peut naturaliser les rapports de domination entre les groupes et à l’intérieur même des groupes culturels. Dans un processus d’affirmation culturelle, « la primauté accordée à la culture et à l’histoire doit laisser place à la lutte pour la liberté » (p. 242).
Finalement, la conclusion de Peau rouge, masques blancs propose un historique du mouvement Idle no More ainsi qu’une série de cinq propositions de revendication et de champ d’action pour ce mouvement. Peau rouge, masques blancs de Glen Sean Coulthard constitue un ouvrage incontournable de théorie politique critique sur le colonialisme canadien. Comme le livre est originalement paru en anglais en 2014, on peut dire que sa traduction est la bienvenue. Malgré sa parution récente, le livre a déjà reçu beaucoup d’attention du côté du Canada anglais et, à mon sens, il était nécessaire d’en avoir une traduction française pour assurer un dialogue entre les chercheurs, les militants et les peuples autochtones francophones et anglophones. Glen Sean Coulthard propose une synthèse de l’état actuel des théories politiques décoloniales dans un langage clair qui rend son livre accessible à un public non expert sans pour autant simplifier ses propositions et son analyse. L’auteur aurait très bien pu tomber dans le piège militant de vouloir ne s’adresser qu’à des convaincus. Au contraire, il s’engage profondément et de façon nuancée avec les auteurs qu’il critique et prend toujours soin d’assurer la logique de son raisonnement. Néanmoins, il reste campé dans ses positions et critique au passage de nombreux dirigeants autochtones, ce qui lui a sûrement attiré certains commentaires des principaux intéressés.
Peau rouge, masques blancs possède malgré tout certaines faiblesses. La principale, de mes yeux d’anthropologue, est le manque de données empiriques mobilisées dans l’ouvrage, surtout lorsqu’il parle de résurgence autochtone. Les peuples autochtones du Canada ont développé de nombreuses façons de lutter contre le colonialisme, et Coulthard aurait dû nous en dresser un éventail plus complet. Ces exemples ne contredisent pas nécessairement ses propos mais auraient certainement pu amener plus de substance à son ouvrage et auraient permis de renforcer ses conclusions.
Ouvrages cités
FANON, Frantz, 2013 [1952] : Peau noire, masques blancs. Seuil, Paris.
HEGEL, Georg Wilhe m Friedrich, 1941 [1807] : Phénoménologie de l’esprit. Aubier, Paris.
MARX, Karl, 2014 [1867] : Le capital. Livre 1. Presses universitaires de France, Paris.
« The Politics of Recognition », in A. Gutmann (dir.), Re-Examining the Politics of Recognition. Princeton University Press, Princeton.
Émile Duchesne, Recherches amérindiennes au Québec, vol 48, no 3, 2018.
Lisez l’original ici.