Avec les Iroquois
« Ce nord de l’État de New-York qui m’était si familier, je le voyais à présent depuis une nouvelle perspective plus vaste » : Edmund Wilson (1895-1972) découvre au milieu des années 1950 que sa résidence secondaire à Talcottville, au pied des monts Adirondacks, est installée sur un territoire revendiqué par les Iroquois. Curieux et embarrassé – c’est un liberal –, « Bunny » (surnom que lui ont donné ses amis Fitzgerald et Hemingway) se met sur la piste de cette Première Nation amérindienne, qui a habité ce territoire bien avant qu’il ne soit décrété Empire State.
Menée à partir de 1957, l’enquête méthodique d’Edmund Wilson a été publiée en feuilleton dans le New Yorker. Ces textes réunis sont édités en 1959 sous le titre Apologies to the Iroquois, la traduction française est publiée en 1976. La présente édition, qui reprend cette traduction, partiellement révisée, et l’accompagne d’un essai de Joseph Mitchell sur « Les Mohawks, charpentiers de l’acier » et d’une postface de Vine Deloria consacrée aux luttes postérieures des communautés, forme donc un dossier qui a une portée historique.
« Américain intranquille », Wilson a quitté sa réserve de Manhattan, est monté au nord pour rencontrer et écouter des figures de la communauté iroquoise, rescapées de deux siècles de spoliations diverses et répétées. Ces informateurs, ou truchements, sont la source vive de cette enquête. « Quelque chose en lui parlait puissamment à l’imagination », écrit Wilson à propos de Standing Arrow, l’un de ces intermédiaires qui permettent au journaliste littéraire d’explorer ce « terrain » – jusqu’à participer à des cérémonies quasi secrètes. Wilson consulte également des spécialistes de cette culture iroquoise appartenant aux institutions savantes, exploite les ressources historiques et juridiques des bibliothèques. Et un dépouillement de la presse lui permet de suivre une actualité animée par les litiges locaux mobilisant les Amérindiens contre les projets d’aménagement.
Avec ce texte, Wilson renoue avec sa veine d’enquêteur qu’il avait illustrée par des reportages pendant la Grande Dépression, et qui avait été un peu occultée par ses travaux de critique littéraire. Il est un autodidacte de l’ethnologie : un intellectuel blanc qui se penche avec attention et considération sur les pratiques et les mythes de sociétés qui ont une autre histoire, et se trouvent en sursis… Les territoires des Iroquois sont menacés par les Interstates 81 (de New York à Plattsburgh) et 87 (du Tennessee à la frontière entre le Canada et l’État de New York). La lecture du récit nous révèle ainsi la dimension territoriale de la question amérindienne. Le non-respect des traités signés depuis plus d’un siècle et censés protéger, dans un espace délimité, leurs droits, est le cœur des revendications iroquoises. Le relief, les rivières, les forêts, ont conservé leurs noms iroquois, mohawk – une géopoétique héritée que la pratique capitaliste, impériale, ignore et bafoue.
Les années 1950 sont une décennie d’aménagements. On retrouve aux manettes de ces projets et réalisations le Prométhée new-yorkais Robert Moses, sorte d’Haussmann version américaine, qui multiplie les autoroutes, les ponts, les aqueducs, pour assurer à la mégalopole sa vitalité. Wilson rapporte une de ses déclarations aux Iroquois-Tuscaroras : « Nous comprenons votre répugnance à céder votre terre, mais nous ne pouvons plus attendre. Nous réalisons un projet d’utilité publique, urgent et vital, et ce en vertu du double mandat émanant des autorités fédérales et de celles de l’État de New York […] Nous n’avons plus de temps à perdre en discussions oiseuses ». L’Empire State s’impatiente ! Quand, au dernier chapitre, l’auteur demande pardon aux Iroquois, il le fait surtout au nom de lui-même et de ses contemporains, qui ont obtenu leur confort, leur way of life, aux dépens de ces autres contemporains. Les pionniers avaient été brutaux, sans scrupules ; La génération de Wilson fait preuve de la même arrogance.
En faisant connaissance avec les Amérindiens, hommes, femmes et enfants, Wilson explore une autre culture, ses rapports à la nature, sa sociabilité, son organisation des pouvoirs, transgénérationnels et intergroupes, soit « une nouvelle perspective plus vaste ». « Sedekoni » (« venez manger ») : le visiteur aperçoit la télévision qui retient, à l’écart, les plus jeunes, quand les aînés, dans la grande salle, lui expliquent la généalogie complexe des six nations iroquoises. Wilson note chez ses interlocuteurs une sagesse ponctuée « d’humour caustique et pince-sans-rire ». Un ancien GI Iroquois estime que sa loyauté en Europe envers son général en chef, Dwight Eisenhower, mériterait que celui-ci, devenu président des États-Unis, lui accorde un peu de considération ! Le temps est aussi au changement. Edmund Wilson observe également ce moment de conscience politique et de débats tendus dans ces sociétés qui se trouvent à la bifurcation des pistes, celles de l’assimilation, de la résilience, de la guerre.
La sûreté de leurs pas et la maîtrise du vertige avaient permis aux charpentiers de l’acier de construire ces très hautes maisons, d’être les Empire State builders, eux qui étaient natifs des « longues maisons » en rondins. La postface de Vine Deloria (1933-2005), universitaire d’origine sioux, engagé dans les luttes pour la reconnaissance des droits des Amérindiens, retrace l’émergence du Red Power dans les années 1960 et 1970. Il atteste, a posteriori, que « Wilson a su faire l’analyse et la synthèse des diverses idéologies nationalistes qui sous-tendent le mouvement de résistance iroquoise. Il visita le pays iroquois à une époque cruciale ».
Ernest Hemingway, ami d’Edmund Wilson, avait appris dans sa jeunesse l’art de la pêche des Ojibwés qui résidaient près de la maison de campagne familiale : « Là-haut dans le Michigan ». Les Iroquois, eux, ont engagé Wilson à amorcer le tournant intellectuel et politique des intellectuels libéraux à l’égard de cette histoire méconnue. L’auteur de Pardon aux Iroquois mourra en juin 1972, soit sept mois avant l’occupation de Wounded Knee par l’American Indian Movement, événement qui ouvrira un autre chapitre de cette lutte.
Jean-Louis Tissier, En attendant Nadeau, 11 mars 2022.
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