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13 octobre 2020

Enzo Traverso: «Nos historiens restent enfermés dans leur univers»

Historien des idées et professeur des sciences humaines à l’université Cornell, aux États-Unis, Enzo Traverso publie Passés singuliers. Le ‘‘je’’ dans l’écriture de l’histoire. Constatant que l’histoire s’écrit de plus en plus souvent au prisme de la subjectivité de l’auteur, il interroge ce tournanr dans cet essai. Entretien.

Marianne : Jusque-là, vos travaux ont principalement porté sur l’histoire politique et des idées au XXe siècle, en particulier sur celle du judaïsme, de l’antisémitisme et du totalitarisme. Comment avez-vous été amené à étudier l’usage du « je » dans l’écriture de l’histoire ? Comment s’est opéré ce saut ?

Enzo Traverso : J’avais déjà consacré un ouvrage, il y a une dizaine d’années, aux débats historiographiques de ce début du XXIe siècle : L’Histoire comme champ de bataille (2010). Ce nouvel essai s’inscrit donc dans une réflexion historiographique plus ancienne. Il implique, comme vous le soulignez, un tournant épistémologique, car il touche plus directement les enjeux épistémologiques des nouvelles pratiques d’écriture de l’histoire. Comme le soulignait Foucault, nous pensons tous, que nous en soyons conscients ou pas, en mobilisant nos propres « épistèmes », nos modes de connaissance du monde. Or, je crois que ces épistèmes ont changé, et que certains historiens l’ont ouvertement reconnu. Notre regard sur le passé n’est plus celui des générations antérieures – c’est normal – mais les implications que cela peut avoir aujourd’hui sur l’écriture de l’histoire sont considérables. La plus significative est sans doute une place nouvelle faite à la subjectivité, traditionnellement mise à distance par les historiens avec méfiance, sinon avec un certain mépris. Ce tabou est tombé, l’histoire s’écrit désormais à la première personne. Il s’agit là de quelque chose de complètement nouveau, qui bouleverse les codes de la discipline établis depuis des siècles. Mon essai voudrait réfléchir sur ce changement.

Le tournant néolibéral des années 1980 a introduit de nouvelles formes de vie fondées sur l’individualisme et la compétition.

Vous soutenez que l’écriture subjectiviste, dont les prémices sont apparues dans les années 1980, au moment du virage néoconservateur et néolibéral, tient « à des transformations sociales et culturelles de notre temps » et qu’elle « ne peut être dissociée de l’avènement de l’individualisme comme un des traits majeurs du nouvel ordre du monde ». Pourriez-vous expliciter ce lien, entre écriture subjectiviste et individualisme ?

Le lien est simple et évident. Le tournant néolibéral des années 1980 a introduit de nouvelles formes de vie fondées sur l’individualisme et la compétition. Dans les sciences humaines et sociales, cela a produit, pendant une longue période, une hégémonie libérale qui délaissait, dans l’interprétation du passé, l’analyse des classes, des groupes et de l’action collective. C’était l’époque de la crise du marxisme, du structuralisme, et des « métarécits ». Cette période s’est achevée, car la pensée critique a fait un retour spectaculaire dans le débat intellectuel, mais le modèle anthropologique né il y a trente ans n’a pas quitté nos vies quotidiennes. Or, l’histoire subjectiviste – interpréter le passé au prisme des interrogations qui surgissent de la vie de l’historien lui-même – est liée à l’avènement de ce nouveau paradigme anthropologique individualiste. Cela ne veut pas dire que les historiens subjectivistes incarnent une vision du monde néolibérale.

Pour la plupart, ils sont aussi peu conservateurs que moi, et nous pourrions nous retrouver ensemble aux manifestations des gilets jaunes ou lors des meetings de nuit debout. Ils n’écrivent pas pour défendre l’individualisme comme valeur. Le tournant subjectiviste n’exprime pas une orientation politique, il résulte d’un observatoire, une façon de voir, qui a été forgé par la société néolibérale. Nous pouvons critiquer ses valeurs, mais nous n’échappons pas aux modèles et aux formes de vie qu’il a créés, tout simplement car nous vivons dans ce monde social, nous ne travaillons pas enfermés dans une tour d’ivoire.

Vous venez d’affirmer que les historiens subjectivistes « n’écrivent pas pour défendre l’individualisme comme valeur ». Mais le fait même d’adopter ce mode d’écriture ne promeut-il pas de facto les valeurs et les prismes individualistes ?

Le libéralisme considère que la société se porte bien si chacun défend ses propres intérêts individuels, poursuit ses projets de carrière et s’affirme dans une compétition généralisée. Je pense que voir le passé à travers une fenêtre individuelle est une conséquence du triomphe du libéralisme. Se montrer soucieux de l’intérêt collectif, cependant, ne signifie pas nier les droits de la subjectivité. Cette dernière existe et constitue une des prémisses de la création littéraire et artistique. Une œuvre d’art est par définition singulière et il serait réducteur de n’y voir qu’un miroir de la société. L’écriture romanesque à la première personne a toujours existé et ses résultats sont notables. Le fait que cette modalité d’écriture concerne désormais l’histoire constitue un tournant qu’il faut analyser.

Je le rattache à l’avènement de notre âge néolibéral, mais il n’en découle pas pour autant que ses représentants incarnent ou promeuvent une vision du monde néolibérale. Comme je disais, il serait facile de prouver que ce n’est pas le cas. Ce qui pose problème, n’est pas que des historiens écrivent à la première personne, c’est qu’ils transforment ce choix en norme, en une sorte de modèle historiographique. Pour certains d’entre eux, cette méthode serait même susceptible de surmonter les limites des pratiques traditionnelles de reconstitution du passé ; pour moi, elle révèle plutôt d’un rétrécissement des perspectives.

Dans le dernier chapitre, vous établissez un lien plus étroit entre écriture subjectiviste et néolibéralisme, et plus particulièrement son régime d’historicité « présentiste ». Pourriez-vous préciser ce point ?

Le présentisme est un « régime d’historicité », c’est-à-dire la perception et la représentation du passé qui domine dans une société donnée, à une époque donnée. Je crois, avec bien d’autres chercheurs, que notre époque est « présentiste » car elle est incapable de se projeter vers le futur. Elle vit dans un éternel présent qui engloutit en lui-même le passé et le futur. L’histoire orientée vers le futur était dominée par l’idée de progrès, ainsi que par la confiance en des sujets sociaux et politiques qui auraient dû changer le monde et bâtir l’avenir. Ces croyances se sont effondrées. Les nouveaux mouvements collectifs – ils se manifestent puissamment à une échelle globale – expriment une critique radicale des formes de domination dans le présent, mais ne sont pas porteurs de nouveaux modèles de société, sinon sous des formes encore embryonnaires. Or, je constate que les nouvelles écritures subjectivistes du passé, dont je ne conteste pas la légitimité ni les qualités, sont incapables d’exprimer les espérances, les désirs et les recherches des acteurs collectifs.

Nos historiens restent enfermés dans leur univers, un monde fait d’histoires familiales, replié sur leur vécu. Lorsqu’ils abordent des expériences historiques ou des tragédies collectives, elles sont toujours filtrées par un regard personnel, individuel, qui me paraît en dernière analyse assez étriqué. Certes, toutes les tragédies historiques sont vécues par des êtres humains en chair et en os, qui possèdent leur propre singularité, mais cette nouvelle approche historiographique ne voit plus que ça. Elle ne se soucie pas des acteurs collectifs, des mouvements qui refaçonnent les individus ; elle vise plutôt à mettre en dialogue, à titre posthume, l’historien qui écrit et les protagonistes de l’histoire en tant qu’individus singuliers. Lorsque cela devient une méthode et une vision du passé, ça manque de souffle, il n’y a plus de perspective.

Les adeptes de cette écriture plaident, entre autres arguments, l’honnêteté et la transparence, « pour signaler d’où on parle, raconter l’enquête qu’on mène » selon les termes de l’historien Ivan Jablonka. En quoi selon vous cet argument n’est pas recevable ?

Ils font preuve non seulement de transparence et d’honnêteté – ils disent d’où ils parlent – mais aussi d’authenticité, car ils se dévoilent. Ils racontent comment est né leur projet et comment ils ont mené leurs recherches. Mais ils explorent le passé par une fenêtre très étroite, qui est celle de leur ego. Ils peuvent mobiliser des vastes connaissances, mais leur point de départ est subjectif, car il surgit d’interrogations liées à leur vécu ou, plus généralement, à l’histoire de leur famille. Ce prisme est à l’origine de nouveaux modèles narratifs – la mise en scène de l’enquête historienne – et à de nouvelles relations symbiotiques avec la littérature. Cela fait le grand intérêt de l’histoire subjectiviste, et en désigne en même temps les limites.

L’écriture à la première personne n’est pas la plus adaptée pour saisir ce souffle de l’histoire

Ce nouveau genre rencontre néanmoins un succès considérable dans les librairies. Comment expliquez-vous cela ? Cela trahit quelque chose de notre époque ?

La clef d’explication du succès de cette production historiographique subjectiviste tient en premier lieu à sa dimension narrative. La qualité littéraire de ces livres d’histoire est bien supérieure à celle des productions ordinaires de cette discipline. Bref, les historiens ont appris à écrire et ils attirent un public qui consomme des romans, généralement plus large que celui des seuls adeptes d’une discipline. Il s’agit donc, dans une large mesure, d’un succès mérité. Mais il y a aussi une deuxième raison.

Ils rencontrent le goût du public car ils adaptent leurs codes narratifs à une sensibilité partagée, qui est celle précisément d’une société des individus, dans laquelle les engagements collectifs passent au second plan. Je crois qu’il faudrait maintenant retrouver le goût des récits collectifs et le son des voix d’une polyphonie complexe qui est celle de la société. Il ne s’agit pas seulement de racheter de l’oubli des vies disparues, mais de comprendre les aspirations et les espérances des acteurs collectifs, des mouvements et des groupes. L’écriture à la première personne n’est pas la plus adaptée pour saisir ce souffle de l’histoire.

Nidal Taibi, Marianne, 13 octobre 2020

Photo: Sebastien RIEUSSEC / Hans Lucas via AFP

Lisez l’original ici.

 

 

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