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1 juin 2018

L’anarchisme, une idée neuve

L’anarchisme de pointe ne se déchaîne pas en marge des manifestations, mais draine de multiples publications en sciences humaines, de la géographie au management. Moins revendicatif que descriptif, il propose de nouveaux modèles d’analyse des organisations sociales.

On voit rarement des reconfigurations intellectuelles d’une telle ampleur : l’anarchisme contemporain connaît une mue si totale qu’il devient difficile d’y reconnaître celui d’antan. L’anarchisme, n’est-ce pas cet élan utopique vers une société différente, plus radical encore que le marxisme, se repliant dans des microcommunautés de rêveurs ? N’est-ce pas aussi ce refus de l’ordre bourgeois poussé à la folie, au crime, au terrorisme ? Eh bien, n’en déplaise aux casseurs, ce n’est plus seulement cela. Proudhon, Bonnot, les dadaïstes, et même les black blocs présents à la manifestation du 1er mai 2018 à Paris, constituent désormais une frange rétrograde du mouvement. Bien sûr, la violence étant un symptôme social, les black blocs et autres groupes de ce type ont malheureusement de beaux jours devant eux. Politiquement perdus, ils vivent l’anarchisme comme un folklore, un logo, des slogans. Ils ignorent que l’anarchisme d’aujourd’hui a dépassé la violence. Avec pour chefs de file des penseurs comme David Graeber, Simon Springer ou David Frayne, la notion d’anarchie s’est transformée du tout au tout.

Il ne s’agit pas simplement d’un ou plusieurs courants de philosophie politique, mais d’une révolution sensible dans toutes les disciplines : anthropologie, économie, géographie, et même… management. Il est devenu difficile de trouver un domaine épargné par cette multiplicité d’auteurs issus de presque tous les pays développés, dont les recherches convergent vers une même définition : l’anarchie n’est plus l’idéal inaccessible d’une société possible, encore moins le rejet de toute norme ; elle est devenue l’étude empirique de certains types d’organisation sociale susceptibles soit de réguler les effets d’autorité, soit de permettre l’élaboration de normes définies par tous les membres du groupe.

Ainsi, les nouveaux anarchistes se signalent d’abord par leur ton. Certes, Simon Springer et James Livingston emploient volontiers le mot fuck comme un défi au langage académique. Pourtant, leurs analyses sont d’un calme et d’une rigueur qui n’ont rien du militantisme offensif : aux hurlements et aux vitres cassées, ils préfèrent des concepts patiemment élaborés, entre études de cas et critique d’auteurs. Dans Fuck Work !, le sociologue James Livingston développe, par exemple, la notion d’employabilité afin de critiquer la contamination de toute notre vie quotidienne par les déterminations du travailleur. En bref, tout ce que nous faisons vise désormais à garantir notre place sur le marché du travail. Pour imposer cette norme, le néocapitalisme a brouillé les temps et les espaces (télétravail), procédé à la gamification (de l’anglais game, « jeu ») de tâches présentées comme ludiques, et, pour finir, a conçu l’éducation de manière à nous faire répondre à la demande, non à favoriser l’épanouissement de notre intériorité. Même l’idée d’un travail gratifiant – plutôt l’exception que la règle – sert à justifier ce mécanisme, comme s’il n’y avait aucune autre forme de vie que celle de se rendre employable.

À vrai dire, l’anthropologue David Graeber s’était livré à une critique similaire dans Des fins du capitalisme. Possibilités I. Hiérarchie, rébellion, désir (Payot, 2014), où il présentait, à partir de la pensée grecque, les similitudes entre l’esclavage antique et notre travail salarié. Plus réflexif, son ouvrage consacré à l’anthropologie anarchiste part d’une observation qui aide à comprendre combien le néoanarchisme se tient éloigné des « anars » de jadis : au lieu de se revendiquer de Kropotkine et des autres, David Graeber soutient qu’un grand nombre des pères fondateurs des sciences humaines (James G. Frazer, Marcel Mauss, Pierre Clastres, etc.) ont contribué à l’anarchisme tout à fait comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir. Ces penseurs parmi les plus respectés « ont réussi, un peu malgré eux, à jeter les bases d’une théorie du contre-pouvoir révolutionnaire ». Leurs travaux montrent que, dans certaines sociétés, les contre-pouvoirs ne s’opposent pas nécessairement à des institutions existantes ; ils consistent en des manières différentes – y compris imaginaires – de réguler les conflits. Par exemple, les anthropologues ont observé que la société Piaroa des rives de l’Orénoque s’organisait sans domination, grâce à une cosmogonie qui interprète toutes les interactions négatives (autrement dit, les conflits sociaux) en termes de magie, si bien que, au lieu de faire appel à une autorité susceptible de les arbitrer, ses membres se livrent entre eux des « guerres invisibles »… et vivent en paix.

Mondes parcellaires

Curieusement, en parallèle aux sinistres cagoulés assoiffés d’affrontement, des disciplines traditionnellement associées à des politiques d’État – l’anthropologie n’est-elle pas née de la colonisation ? – se mettent à en découdre avec le contemporain, en se donnant pour mission d’« aborder les questions concrètes et immédiates qui émergent d’un projet de transformation ». La géographie (développée par les États pour répondre aux nécessités de la guerre) n’est pas en reste : Simon Springer considère que l’anarchisme n’est qu’un retour aux racines de cette discipline. Est-ce que les flux humains (qui bafouent l’idée de souveraineté) et les phénomènes d’entraide (à rebours de la notion de propriété) n’ont pas toujours été au coeur des études géographiques ? Par elle-même, la notion fondamentale d’« espace relationnel », qui considère le territoire en termes d’interactions sociales, constitue un défi aux tentatives de réduire nos rapports à des hiérarchies verticales. En définitive, Simon Springer peut rassembler l’approche anarchiste et la géographie dans un même souci de comprendre « des mondes parcellaires, fragmentés, qui se recoupent et dans lesquels l’autonomie et l’émancipation deviennent possibles en tant qu’îlots mouvants de réflexivité entre la théorie et la pratique ».

On l’aura compris, les buts mêmes de cet anarchisme marquent une nette rupture avec la forme de lutte dont se revendiquent les blacks blocs. « Les révolutionnaires au Mexique, en Argentine, en Inde et ailleurs, observe David Graeber, parlent de moins en moins de prendre le pouvoir, et ont commencé à formuler des idées radicalement différentes sur ce que la révolution pourrait même vouloir dire. » En un mot, l’anarchisme était utopiste, il est désormais descriptif. Car, comme l’avait indiqué La Boétie, il suffit d’identifier un pouvoir pour faire en sorte qu’il ne s’exerce plus ; et cette simple considération n’est pas une invitation à l’insurrection, car elle n’a plus besoin de violence pour constituer bel et bien une révolution.

Renoncer au capitaine

En définitive, l’anarchisme consiste principalement à renoncer au préjugé, décidément bien ancré, selon lequel tout navire a besoin d’un capitaine. Cette image, Christian Morel l’avait prise au pied de la lettre en étudiant le fonctionnement d’un sous-marin dès le tome II de son étude sur Les Décisions absurdes, que prolonge un troisième tome consacré à « l’enfer des règles ». Selon lui, les managers doivent apprendre à ne plus donner d’ordres, mais à organiser des cellules de conseil efficaces, précisément pour éviter… les décisions absurdes.

Alors que Christian Morel a été porté aux nues par des journaux comme Challenges ou L’Expansion et que l’ouvrage de David Frayne, Le Refus du travail, a reçu les éloges du Financial Times, David Graeber est aujourd’hui chroniqueur régulier pour The Guardian, le grand quotidien britannique. Cette nouvelle audience des théories anarchistes est un signe immanquable de leur mue. Trahison ! Soumission au Grand Capital ! crieront les marxistes. C’est plutôt l’inverse : chacun à leur manière, ces auteurs contribuent à définir l’intellectuel d’aujourd’hui non comme un penseur d’avant-garde, mais comme un pourvoyeur de possibilités observées dans les faits.

À LIRE

POUR UNE GÉOGRAPHIE ANARCHISTE, Simon Springer, traduit de l’anglais par Nicolas Calvé, éd. Lux, 312 p., 18 E.

POUR UNE ANTHROPOLOGIE ANARCHISTE, David Graeber, traduit de l’anglais par Karine Peschard, éd. Lux, 128 p., 10 E.

FUCK WORK ! POUR UNE VIE SANS TRAVAIL, James Livingston, éd. Flammarion, 224 p., 10 E.

LE REFUS DU TRAVAIL, David Frayne, éd. Détour, 300 p., 22 E.

LES DÉCISIONS ABSURDES, III. L’ENFER DES RÈGLES. LES PIÈGES RELATIONNELS, Christian Morel, éd. Gallimard, 272 p., 20 E.

Maxime Rovere, Le Nouveau Magazine littéraire, juin 2018.

Lisez l’original ici.

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