Y a-t-il lieu de paniquer dans la salle de classe?
En prévision du passage prochain de Francis Dupuis-Déri à l’Université du Québec à Trois-Rivières, à l’invitation du Laboratoire en études féministes, La Gazette de la Mauricie s’est entretenue avec le spécialiste en sciences politiques qui se penche dans son dernier essai sur les dynamiques politiques à l’œuvre au sein des universités.
MT—Votre titre, Panique à l’université, décrit bien la lecture que vous faites en ce qui a trait à ce phénomène de plus en plus discuté dans le grand public. Avez-vous eu des surprises en ce qui concerne la réception du public ?
FDD — Dès l’annonce de la parution du livre sur la page Facebook des éditions Lux, il y a eu un flot exceptionnel de commentaires — plusieurs centaines — qui étaient enthousiastes et reconnaissants pour la plupart, car on me remerciait de remettre enfin les pendules à l’heure (même si d’autres l’ont fait aussi, comme Judith Lussier), mais il y avait aussi des attaques virulentes, y compris par des personnalités connues de l’extrême droite québécoise.
L’une des manières les plus simplistes d’essayer de contrer ma thèse est de rappeler un cas de conférence annulée, par exemple, et de dire : « Ah ! vous voyez bien, ce ne sont pas des menaces imaginaires ». Mais toute ma démarche consiste précisément à remettre ces cas réels et bien connus, dont je parle dans mon livre, dans la perspective de l’histoire longue de l’université, et aussi de les comparer aux manœuvres de forces conservatrices et réactionnaires sur les campus.
FDD — En effet. À partir de l’analyse de cas réels, on découvre que (1) ce n’est pas une nouveauté à l’Université, où il y a du chahut et des appels au boycott par des étudiants depuis sa fondation au Moyen Âge (2) les cas d’annulation restent aujourd’hui tout à fait exceptionnels et tout se passe très calmement dans 99 % des classes et des événements universitaires toutes disciplines confondues et (3) les forces conservatrices et réactionnaires parviennent aussi à annuler des conférences et à faire renvoyer des professeurs, mais curieusement cela n’attire pas l’attention des médias et des politiques. D’où l’idée que l’on nous a fabriqué une menace imaginaire sous l’image terrifiante des « wokes » ou de la « rectitude politique », pour dénigrer et délégitimer les études féministes et sur le racisme, entre autres.
MT—Vous connaissez bien les différences entre le contexte français et québécois. Quelles sont les plus saillantes ?
FDD — Une part importante de mon travail a été de mettre en lumière trois contextes, les États-Unis, la France et le Québec, pour mieux montrer comment cette panique morale a été fabriquée et importée d’un pays à l’autre par des forces conservatrices et réactionnaires, c’est-à-dire des intellectuels influents, des médias puissants propriétés des plus grandes fortunes de chaque pays. Les termes des polémiques provoquées par les conservateurs et les réactionnaires pour agiter l’opinion publique sont presque identiques, mais il y a tout de même quelques différences : aux États-Unis, on dit que le problème a été provoqué par l’influence de philosophes français comme Michel Foucault ou Gilles Deleuze, alors qu’en France et au Québec on dit que tous nos problèmes viennent des États-Unis. Bref, les barbares viennent toujours de très loin. En France, les polémiques ont aussi pour objet de défendre le passé colonial en Algérie, en particulier, alors qu’au Québec il s’agit surtout de minimiser le fait que nous sommes une ancienne colonie instaurée par le Royaume de France en détruisant les premières nations. En France, des militants néonazis passent même à l’attaque sur des campus universitaires (bagarres, chahuts, affichage et graffitis haineux, etc.), ce dont on n’entend jamais parler dans les médias d’ici.
MT— Observez-vous des différences d’une région à l’autre du Québec en ce qui concerne ce sentiment de panique ?
FDD — Il m’est difficile de répondre à cette question, mais j’ai l’impression qu’une des réussites des agitateurs conservateurs et réactionnaires est d’avoir réussi à semer un vent de panique dans l’opinion publique de l’Outaouais à la Gaspésie, en passant par l’Abitibi et le Saguenay, même chez des gens qui n’ont aucun lien direct avec l’Université, soit la très grande majorité de la population. L’université est présentée comme une manufacture de terribles monstres qui vont tout détruire sur leur passage, alors que la majorité des gens ne savent pas du tout ce qui se passe réellement sur les campus : en fait, rien de bien particulier ni de bien nouveau, on enseigne, on mène de la recherche, on organise des colloques, on gère au jour le jour les tâches administratives…
MT— Il n’y aurait donc pas dans les campus de menace imminente ourdie par un dangereux terrorisme de la gauche, pour reprendre le terme caricatural qu’on entend parfois ?
FDD — En fait, les écoles ou départements de gestion et d’économie exercent une influence sur la société bien plus importante que les études de genre, par exemple. Il n’y a quelques centaines d’inscriptions au Québec dans ce domaine, mais 15 000 inscriptions aux HEC seulement, environ 10 000 inscriptions en science de la gestion à l’UQAM, etc. Et ces diplômés vont avoir un impact considérable sur l’économie, la gestion de personnel, les conditions de travail, les écarts entre riches et pauvres, la dégradation écologique, etc. Mais ça, qui en parle ?
MT — On en parle souvent à La Gazette, mais vous avez raison de souligner que c’est un sujet que l’on n’aborde pas suffisamment ! En terminant, quel conseil donneriez-vous à quiconque s’inquièterait des potentielles dérives de la vague dite «woke» ?
FDD — Si ces questions vous préoccupent et que vous avez le temps et l’énergie, il faut lire sérieusement les travaux en études féministes, sur le racisme ou sur les autochtones, ou cherchez des vidéos ou des podcasts qui en présentent plus rapidement les résultats. C’est en réalité là où se produit la recherche la plus innovante des trente ou quarante dernières années en sciences humaines et sociales, et c’est pour le mieux. Ces champs d’études participent à l’élargissement et à l’approfondissement de la liberté universitaire et de la liberté de penser et de parler sur les campus, et non l’inverse, comme on aimerait nous le faire croire.
Mélissa Thériault, La Gazette de la Mauricie, 22 août 2022.
Photo: L’auteur Francis Dupuis-Déri à l’occasion de la conférence TEDx HEC Montréal L’université est-elle vraiment menacée lar les « wokes »?
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