Veganwashing: quand le véganisme est instrumentalisé à des fins politiques ou économiques
Après le pinkwashing et le greenwashing, voici venu le temps du veganwashing. Dans son essai du même nom, sous-titré L’instrumentalisation politique du véganisme (Lux, 2024), à paraître le 17 mai, l’historien Jérôme Segal, maître de conférence à Sorbonne Université, décrypte la tendance consistant à instrumentaliser les principes du véganisme à des fins politiques. Entretien.
Usbek & Rica : Comment définir exactement le terme « veganwashing » ?
Cette tendance a des effets néfastes. Par exemple, cela peut contribuer à faire oublier les raisons éthiques, environnementales et sanitaires qui devraient pousser les gens à se tourner vers le véganisme. L’autre risque est de faire passer ce mouvement pour une mode, et qu’il se fasse remplacer à terme par une autre mode, comme le locavorisme, qui consiste à manger des produits locaux. Or, manger du bœuf ultra-local est bien plus catastrophique sur le plan environnemental que de manger un ananas du Costa Rica ou de boire du café d’Éthiopie.
Dans votre livre, vous revenez sur les origines du véganisme. D’où nous vient ce régime alimentaire aujourd’hui adopté par environ 200 000 Français ?
Au XIXe siècle, avec la création de la première société de protection des animaux, se développe un aspect « classiste » du végétarisme : il s’agit d’affirmer que les cochers et les paysans sont cruels et font du mal aux animaux tandis que les aristocrates, eux, ont du cœur et prennent soin des autres espèces. C’est ce qui amènera, plus tard, Marx et Engels à avoir des mots très durs pour les associations de protection des animaux, affirmant que ce sont des occupations de femmes d’aristocrates qui n’ont rien de mieux à faire que de penser aux chats et aux chiens…
Le végétarisme a aussi des racines anarchistes…
Mais ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que la lutte pour leurs droits s’organise vraiment. Certains militants passent alors du végétarisme au véganisme et dénoncent tout à la fois les maltraitances faites aux animaux et l’industrialisation de la production alimentaire pendant les Trente Glorieuses.
Il faut attendre 2013 pour que le terme « veganwashing » soit inventé. Le juriste israélien Aeyal Gross est le premier à l’utiliser, en réaction à une tribune parue dans le quotidien Haaretz encourageant Benyamin Nétanyahou à devenir végane par simple calcul politique. En quoi l’exemple d’Israël est-il un cas d’école de veganwashing ?
Mais le gouvernement se sert de ces progrès réels pour présenter le pays sous un jour faussement positif. En 2019, l’armée israélienne a ainsi mené une campagne de communication pour se présenter comme l’armée la plus éthique et végane du monde parce qu’elle met à disposition de ses soldats des bottes en cuir végétal, des bérets sans laine et des repas véganes. On peut voir dans cette campagne une tentative de diversion de la part de Tsahal qui oppresse dans le même temps les Palestiniens. Rappelons qu’à l’heure actuelle, près de 35 000 personnes sont décédées dans la bande de Gaza [selon les dernières estimations de l’UNICEF, nldr].
Dans le cas d’Israël, vous avancez dans votre ouvrage que « le véganisme et la cause animale peuvent être instrumentalisés pour servir [des] formes de racisme »…
En effet. Paradoxalement, alors qu’il promeut le véganisme, le gouvernement israélien n’hésite pas à « animaliser » les Palestiniens pour mieux les opprimer. Après l’attaque terroriste du Hamas le 7 octobre 2023, le ministre de la Défense Yoav Galant a déclaré : « Nous imposons un siège complet à Gaza. Pas d’électricité, pas d’eau, pas de gaz, tout est fermé […]. Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence ». Ce discours montre que, quand bien même l’armée israélienne serait la plus végane du monde, elle traite malgré tout des êtres humains comme des animaux, avec cruauté.
Je me suis rendu plusieurs fois en Israël pour interroger des militants de la cause animale : d’un côté, ils se réjouissent de voir le gouvernement interdire la fourrure et les pratiques les plus douloureuses pour les animaux ; de l’autre, ils désespèrent d’obtenir la paix au Proche-Orient.
Hormis le cas d’Israël, vous ne citez aucun autre État responsable de veganwashing. Est-ce à dire que cette pratique n’est finalement pas si courante que cela ?
Contrairement à Israël, où 3 à 5 % de la population est végane, la France compte trop peu de véganes [0,3 % selon un sondage IFOP paru en mai 2021, nldr] pour que le véganisme fasse l’objet d’une récupération politique. S’il n’y a aucune récupération au niveau national dans d’autres pays, c’est avant tout parce que le véganisme n’a pas atteint une masse assez critique pour attiser l’intérêt des politiques.
De fait, ce sont davantage les entreprises qui surfent sur la mode du véganisme, comme Nestlé, qui a lancé une gamme végane, ou Aoste, qui commercialise du jambon végé tout en continuant de produire énormément de produits carnés.
Dans votre ouvrage, vous montrez justement que les lobbys de la viande sont passés maîtres dans l’art du veganwashing. En quoi l’avènement du flexitarisme a été une aubaine pour eux ?
Au début, le flexitarisme consistait à manger moins de viande, à raison d’une à deux fois par mois. Mais très rapidement, le plus gros lobby de la viande, Interbev, s’est emparé de ce terme en détournant sa signification première. Pour eux, être flexitarien revient à manger de la bonne viande, de préférence locale, sans pour autant réduire la fréquence. C’est une façon de rendre la consommation de viande plus noble. Cette instrumentalisation du flexitarisme se retrouve jusque dans la newsletter d’Interbev, baptisée « Flexipros ». Ils ont même réalisé une campagne de publicité intitulée « Aimez la viande, mangez-en mieux » et signée « Naturellement Flexitariens », faisant de la consommation de viande un acte militant en apparence. Sauf qu’il n’en est rien.
Comment lutter contre le veganwashing ?
Il suffit de le dénoncer. De la même manière qu’on dénoncerait une forme de greenwashing de la part de Total si la multinationale décidait de sponsoriser une compétition de course à pied de 10 km dans la forêt de Fontainebleau pour se dédouaner de ses actions polluantes…
Emilie Echaroux, Uzbek & Rica, 15 mai 2024.
Photo: © Alexandros Michailidis, Shutterstock
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