Une généalogie de la violence
Ce court essai de l’historien Enzo Traverso, professeur à l’université de Cornell (New York), spécialiste de l’histoire du nazisme, du sionisme, de l’antisémitisme et des politiques de la mémoire, est arrivé entre nos mains comme· un uppercut. L’auteur dit avoir exceptionnellement écrit un livre «en situation», c’est à dire dans l’urgence et dans la colère. Ce n’est donc pas un livre d’histoire au sens classique mais plutôt une réflexion sur le présent à la lumière de l’Histoire. Son but: utiliser les outils de l’historien pour décrypter l’arsenal sémantique et conceptuel qui est déployé depuis un an.
Le premier enjeu du livre est de remettre le 7 octobre dans son contexte : « Le discours dominant fait de cette date une sorte d’épiphanie négative, une apparition soudaine du mal d’où jaillit une guerre réparatrice. Le compteur est reparti à zéro, ce jour-là comme s’il s’agissait de la seule origine de cette tragédie.» Dans la première partie de l’ouvrage, l’auteur s’emploie donc à reconstruire la généalogie de la violence, à remettre en regard la situation du peuple palestinien opprimé depuis 194 7-1948 ainsi que la question du sionisme, ou plutôt des sionismes, en différenciant un courant socialiste des origines, de son pendant religieux qui domine aujourd’hui, et qui impose « un projet théologico-politique qui prend un caractère radical, rédempteur ». Avec la Bible comme argument suprême, la colonisation israélienne de la Palestine ne serait qu’un retour légitime sur leurs terres pour lequel il est nécessaire d’expulser les intrus.
Mais cet essai n’a pas pour vocation d’être un cours d’histoire ni de géopolitique du Proche-Orient. Traverso tente plutôt d’expliquer en premier lieu, pourquoi les procédés utilisés à Gaza par l’armée israélienne permettent la qualification de génocide dans le but de procéder à un nettoyage ethnique en vue de la recolonisation de l’enclave. Il explique également pourquoi le massacre du Hamas du 7 octobre ne peut être qualifié de «pire pogrom depuis l’holocauste». Cette analogie historique. induite par la propagande israélienne (et relayée par de nombreuses personnalités et médias) est infondée sémantiquement : un pogrom, c’est la violence du pouvoir contre la minorité juive opprimée. Or, les attaques du 7 octobre sont une opération militaire qui comprend des crimes abjects (sur lesquels revient l’auteur à de nombreuses reprises, sans exprimer aucune complaisance) mais qui s’inscrit dans un mouvement de libération menée par une minorité opprimée. Et qu’on le veuille ou non, la résistance palestinienne est aujourd’hui incarnée par le Hamas: «Faut- il critiquer le fondamentalisme, l’autoritarisme, la caractère anti-démocratique, misogyne et réactionnaire de ce mouvement? Sans aucun doute. Dans une société libre, le Hamas serait à n’en pas douter le principal ennemi de la gauche. Dans les circonstances actuelles, il oppose une résistance militaire au génocide en cours. Aujourd’hui il bénéficie de l’indulgence des Palestiniens qui souffraient sous sa dictature. On ne tire pas sur les chefs qui défendent la cité assiégée». L’auteur rappelle que la réprobation nécessaire des moyens d’actions ne remet pas en cause la légitimité (reconnue par le droit international) de la résistance à l’occupation, qui implique aussi le recours aux armes. Il rappelle que les pratiques terroristes qui entraînent des morts civils ont été également employés par la résistance pendant la seconde guerre mondiale, par l’ANC en Afrique du Sud, par le FLN algérien et le FNL vietnamien: «L’assassinat de civils aussi déplorable soit-il, a toujours été l’arme des faibles dans les guerres asymétriques».
Enzo Traverso pose ensuite un éclairage fort intéressant sur le concept d’«orientalisme», dans le sens où l’Occident a toujours eu besoin pour se définir lui-même d’une sorte d’altérité négative, incarné par le monde non-occidental ou colonial. Le traitement médiatique du 7 octobre a vu surgir de nombreuses qualifications orientalistes, opposant les attaques «barbares», et sanctifiant Israël comme un «îlot démocratique» au milieu d’un océan d’obscurantisme.
La place nous manque pour parler du concept de « raison d’État » qui permet en Allemagne de réprimer toute forme de solidarité avec la Palestine. Pour évoquer l’amalgame immonde qui est fait aujourd’hui entre antisionisme et antisémitisme et sur l’utilisation détournée de la mémoire de la Shoah. Ou encore pour entendre la voix des Juifs et Juives qui se lèvent pour dire «pas en mon nom», et de comprendre pourquoi la cause palestinienne est en train de devenir la cause du «Sud global».
Alors, lisez ce livre indispensable pour saisir ce qui est en train de se passer, et tenter d’en finir avec cette indignation à deux vitesses, avec ce double standard révoltant du traitement médiatico-politique entre la guerre en Ukraine et celle en Palestine.
L’Empaillé, no 15, automne 2024.