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Détail de la couverture du livre «Plus aucune enfant autochtone arraché».
12 septembre 2023

Une analyse approfondie et accessible du racisme systémique anti-autochtone dans le système de santé canadien

Recension du livre Plus aucun enfant autochtone arraché : pour en finir avec le colonialisme médical canadien de Samir Shaheen-Hussain.

 

Après avoir expliqué le fonctionnement d’ÉVAQ et exposé les conséquences néfastes de la règle de non-accompagnement sur les enfants traités par son équipe, l’auteur explique, dans la deuxième partie du livre, pourquoi la campagne « Tiens ma main » a mis l’accent sur les enfants des communautés autochtones du nord du Québec. Alors que cette règle concernait l’ensemble des enfants québécois, il argue qu’elle affectait de manière disproportionnée les enfants issus de ces communautés. Précisément, en plus des facteurs géographiques qui augmentaient considérablement le délai avant qu’un parent ne puisse se rendre à leur chevet, il mentionne que ces enfants demeurent plus susceptibles de souffrir de conditions de santé graves requérant un transport médical d’urgence par rapport aux enfants du sud de la province. Faisant référence au cadre conceptuel des déterminants sociaux de la santé, Shaheen-Hussain montre de façon convaincante comment les conditions socioéconomiques dans lesquelles vivent ces jeunes, lesquelles      découlent directement du contexte politique colonial, affectent négativement leur santé et augmentent leur taux de mortalité. Ainsi, la règle de non-accompagnement constitue un exemple de pratique qui, malgré son application stricte et systématique à l’ensemble de la province, était discriminatoire dans ses effets vis-à-vis des familles autochtones.

Selon l’auteur, de telles pratiques témoignent du racisme systémique anti-autochtone ancré dans le système de santé canadien. Se référant à un document du Centre de collaboration nationale de la santé autochtone[4], il définit brièvement le racisme systémique comme concept global rendant compte de la relation d’influence mutuelle entre le racisme porté par les attitudes psychologiques, les affects et les pratiques des individus et celui inscrit au sein des institutions sociales. Afin d’expliquer sa présence dans le système de santé, Shaheen-Hussain cible deux éléments : les préjugés implicites et la culture médicale. D’une part, citant en exemple un commentaire stigmatisant du ministre de la Santé et des services sociaux de l’époque qui visait les parents autochtones, il indique que les préjugés implicites sont des stéréotypes inconscients qui biaisent nos jugements à l’égard de certains groupes sociaux et contribuent à leur discrimination. Non seulement ces préjugés affectent négativement les interactions, les pratiques et les décisions cliniques dans le contexte de consultations médicales individuelles, mais ils sont aussi susceptibles, signale-t-il, de s’intégrer aux politiques ministérielles et aux procédures institutionnelles. D’autre part, l’auteur dénonce « les normes culturelles et les valeurs du old boy’s club de médecins blancs que constitue l’establishment médical » (p. 182). Il critique notamment le processus d’admission des programmes universitaires en sciences de la santé et la formation médicale qui perpétuent une culture élitiste, discriminatoire et oppressive à l’égard de la diversité humaine et culturelle. En somme, Samir Shaheen-Hussain démontre que le système de santé canadien, en apparence neutre et bienfaisant, discrimine les peuples autochtones.

Dans la troisième et la plus remarquable partie du livre, l’auteur poursuit en affirmant que « l’establishment médical a activement participé, avec l’autorisation ou la collaboration des gouvernements provinciaux et fédéraux, à un génocide contre les peuples autochtones au Canada » (p. 210). Utilisant comme cadre de référence les cinq actes qui composent l’article 2 de la Convention pour la prévention et la répression de crime par génocide[5], il illustre méthodiquement les effets génocidaires qu’ont eu plusieurs pratiques et politiques médicales canadiennes sur les enfants autochtones. Premièrement, en ce qui concerne le meurtre des membres du groupe, Shaheen-Hussain évoque les milliers de morts causées par la transmission délibérée de la variole dans plusieurs communautés autochtones de l’actuelle Colombie-Britannique en 1862 et par l’épidémie de tuberculose qui sévissait dans les pensionnats autochtones. S’appuyant sur les travaux du juriste Tom Swanky[6] et de l’historien John Milloy[7], il montre que les médecins ont été complices de ces morts évitables en omettant d’appliquer aux enfants autochtones les pratiques de prévention et de soins alors en vigueur. Deuxièmement, relativement à la soumission du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique, il décrit la malnutrition imposée aux enfants dans les pensionnats autochtones ayant donné lieu à des expériences nutritionnelles odieuses dans les années 1940 et 1950. Citant un article de l’historien Ian Mosby sur ces expériences[8], l’auteur dénonce le fait que les intérêts professionnels et financiers de médecins-chercheurs ont été priorisés au détriment des conditions de vie et de la santé des enfants autochtones. Troisièmement, à propos de l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe, il reprend le travail colossal de l’historienne Maureen Lux au sujet des « hôpitaux indiens »[9], des établissements de santé ségrégés de seconde classe destinés aux Autochtones. Il expose les traitements violents aux effets hautement iatrogènes qui étaient imposés aux enfants : immobilisation forcée à l’aide de plâtres, chirurgies invasives sous simple anesthésie locale, essais cliniques effectués sans consentement parental et interdiction de parler leur langue, entre autres. Quatrièmement, pour témoigner des mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe, Shaheen-Hussain revisite les travaux de la professeure d’études féministes et de genre Karen Stote qui rendent compte de la stérilisation et de la contraception forcée de jeunes femmes autochtones ayant eu lieu tout au long du 20e siècle[10]. Cinquièmement, quant au transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe, il traite des services de protection de l’enfance qui, comme l’a démontré la Commission vérité et réconciliation, ont poursuivi le mandat d’assimilation culturelle des pensionnats à partir des années 1960 jusqu’à nos jours, alors que les enfants autochtones continuent d’y être surreprésentés. Il aborde aussi les évacuations médicales de masse qui ont servi de prétexte pour arracher plusieurs enfants de communautés du nord à leur famille entre 1950 et 1968. En bref, bien que difficile sur le plan émotionnel, cette partie de l’essai dévoile d’une manière inédite comment le colonialisme médical s’est inscrit historiquement dans le système de santé canadien et continue d’y imprégner les pratiques de soins.

La dernière partie de l’ouvrage est consacrée à la décolonisation des soins de santé. Selon Shaheen-Hussain, ce processus implique prioritairement de reconnaitre que les torts historiques commis à l’égard des peuples autochtones sont un déterminant structurel de la santé. Précisément, il souligne que le colonialisme, motivé par le système économique capitaliste, est à l’origine de la mise en œuvre de politiques macro-économiques, sociales et publiques qui causent les iniquités de santé subies encore aujourd’hui par les Autochtones. Ce faisant, il argue que des actions visant le contexte politique sont nécessaires pour opérer une véritable décolonisation du système de santé. Pour y arriver, l’auteur cible d’abord les programmes de formation en sciences de la santé, lesquels devraient admettre davantage de personnes étudiantes autochtones et intégrer la sécurisation culturelle à leurs curriculums d’étude. Puis, il rappelle l’importance de soutenir les luttes pour l’autodétermination des peuples autochtones, notamment « quant à leur santé, les systèmes de santé et les méthodes de guérison ainsi que leur degré de participation au paradigme médical dominant » (p. 429). Somme toute, Shaheen-Hussain exhorte les gouvernements et les institutions de santé à agir concrètement pour réparer les injustices coloniales qui persistent, et ce, dans un effort authentique de réconciliation.

Avec Plus aucun enfant autochtone arraché : pour en finir avec le colonialisme médical canadien, Samir Shaheen-Hussain offre une analyse approfondie et accessible du racisme systémique anti-autochtone dans le système de santé canadien. Favorisant un dialogue éclairant entre les sciences humaines et les sciences de la santé, cet essai représente une contribution exceptionnelle à la compréhension de cet enjeu important. Cependant, je pense que la définition du concept de racisme systémique proposée par l’auteur est trop sommaire, ce qui nuit à la clarté de son propos. En d’autres termes, une définition plus raffinée tenant compte des travaux en philosophie et en théorie critique de la race lui aurait permis de préciser le sens qu’il attribue à ce concept complexe. En effet, trois conceptions distinctes (bien que non mutuellement exclusives) des mécanismes systémiques du racisme sont présentées à travers le livre. D’abord, son examen de la règle de non-accompagnement d’ÉVAQ met l’accent sur les conséquences racistes de certaines politiques du système de santé. Selon cette conception conséquentialiste[11], le racisme systémique est attribuable à l’impact différencié qu’a le fonctionnement ordinaire des institutions sociales sur les personnes racisées[12]. Ensuite, son analyse de l’influence des préjugés implicites et de l’establishment médical sur les soins cliniques met en évidence l’existence d’une culture organisationnelle informelle raciste à l’égard des Autochtones dans le système de santé. Selon cette conception implicite[13], le racisme systémique est lié à la persistance de normes informelles discriminatoires pour les personnes racisées au sein des institutions sociales. Enfin, sa démonstration du colonialisme médical à l’endroit des enfants autochtones montre que le système de santé a directement servi à légitimer et reproduire la hiérarchie raciale au Canada. Selon cette conception explicite du racisme systémique[14], l’idéologie raciste précède la création des institutions sociales et imprègne entièrement la structure de base de la société. À mon sens, la clarification du concept de racisme systémique aurait été utile non seulement pour appuyer l’argumentaire de l’auteur, mais aussi pour rendre plus clairs les liens entre le racisme systémique et le colonialisme médical. Il n’en demeure pas moins que cet essai de Samir Shaheen-Hussain est un incontournable pour rendre compte de la manière dont l’histoire coloniale du Canada affecte encore aujourd’hui la santé des Autochtones.


Sandrine Renaud, ergothérapeute, candidate au doctorat en philosophie (concentration éthique appliquée), Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR)[1]

HistoireEngagée.ca, s. d. [12 septembre 2023].

Lisez l’original ici.

 


[1] Je remercie Samir Shaheen-Hussain pour sa conférence du 17 novembre 2022 à l’UQTR. Merci aussi à Naïma Hamrouni, professeure au département de philosophie de l’UQTR, et à Louis-Pierre Côté, candidat au doctorat en philosophie, pour les discussions stimulantes entourant cet ouvrage.

[2] Samir Shaheen-Hussain, Plus aucun enfant autochtone arraché : pour en finir avec le colonialisme médical canadien, Lux Éditeur, 2021.

[3] Une évaluation aéromédicale pédiatrique se produit lorsqu’un enfant vivant dans une région éloignée du Québec doit être transféré par avion dans un hôpital des régions de Montréal ou de Québec pour y recevoir des soins de santé spécialisés.

[4] Charlotte Reading, « Comprendre le racisme », Centre de collaboration nationale de la santé autochtone, 2013. https://www.ccnsa.ca/525/Comprendre_le_racisme.nccih?id=103

[5] Nations Unies, Convention pour la prévention et la répression du crime par génocide [site web], consulté le 13 juillet 2023. https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/convention-prevention-and-punishment-crime-genocide

[6] Tom Swanky, The True Story of Canada’s “War” of Extermination on the Pacific, Dragon Heart Enterprises, 2012;  Tom Swanky, The Smallpox War in Nuxalk Territory, Dragon Heart Enterprises, 2016.

[7] John S. Milloy, A National Crime: The Canadian Government and the Residential School System, 1879 to 1986, University of Manitoba Press, 1999.

[8] Ian Mosby, « Administering Colonial Science: Nutrition Research and Human Biomedical Experimentation on Aboriginal Communities and Residential Schools, 1942-1954 », Histoire sociale, vol. 46, n° 91, mai 2013, p. 145-172

[9] Maureen Lux, Separate Beds: A History of Indians Hospitals in Canada, 1920s-1980s, University of Toronto Press, 2016.

[10] Karen Stote, An Act of Genocide: Colonialism and the Sterilization od Aboriginal Women, Fernwood, 2015

[11] Cette conception a été introduite dans l’ouvrage de Stokely Carmichael (Kwame Ture) et Charles Hamilton, Le Black Power : pour une politique de libération aux États-Unis (trad. Odile Pidoux), Payot, 2009 [1967].

[12] Mettant en évidence le caractère socialement construit des « races », l’expression « personnes racisées » désigne les groupes sociaux et culturels qui vivent du racisme, ce qui inclut les peuples autochtones.

[13] Cette conception est cohérente avec l’approche doxastique du racisme, qui conçoit le racisme comme une idéologie qui persiste dans les sociétés contemporaines et qui peut être transmise d’une manière tacite et implicite à travers ses institutions et la socialisation de ses membres. Cf. Tommie Shelby, « Is Racism in the « Heart »? », Journal of Social Philosophy, vol. 33, n° 3, automne 2002, p.411-420.

[14] Cette conception est notamment défendue par Charles W. Mills qui soutient qu’un contrat racial historiquement ancré a permis aux personnes blanches de profiter de l’exploitation des personnes non blanches et de leurs territoires. Cf. Charles W. Mills, Le contrat racial (trad. Aly Ndiaye), Mémoire d’encrier, 2023 [1997].

 

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