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15 juin 2019

Serge Bouchard: à la mémoire de Bernard Arcand

Bernard Arcand a été comme un frère pour Serge Bouchard. À peu près du même âge, excellents communicateurs, les deux anthropologues ont formé une paire remarquable dans les années 90 à l’animation de l’émission «Le lieu commun et le déjà vu», à la radio de la Première chaîne de Radio-Canada.

Le destin a voulu que la mort fauche Arcand en janvier 2009. Cancer du pancréas. L’anthropologue de 63 ans laissait derrière lui plusieurs travaux inédits, dont une thèse de doctorat sur les Cuivas, une tribu de chasseurs-cueilleurs nomades qui vit dans les Llanos, en Colombie.

Dix ans plus tard, après avoir refusé de son vivant que sa thèse soit publiée afin de protéger ce peuple indigène des périls de la société moderne, la mémoire du disparu renaît avec la publication du livre Les Cuivas. Son épouse Ulla Hoff, son amie et collègue Sylvie Vincent, et Serge Bouchard ont trimé dur pour terminer cette «œuvre inachevée».

Le lancement du livre a eu lieu la semaine dernière, à la librairie Pantoute de la rue Saint-Jean, dans le Vieux-Québec. Un grand moment d’émotion pour Serge Bouchard qui voyait l’ouvrage fini pour la première fois.

Assis appuyé sur sa canne, son éternel chapeau sur la tête, l’écrivain et animateur parle d’une voix où se mélange la fierté du travail accompli et le souvenir d’un être cher parti trop tôt. «C’est une façon de le ramener à la vie, de le faire revivre. Bernard a été un grand intellectuel, un bon gars, un grand chum. En le lisant, je le redécouvre.»

Serge Bouchard fait renaître la mémoire de Bernard Arcand avec la publication du livre Les Cuivas.
Le Soleil / Patrice Laroche

Pendant deux ans, à la fin des années 60, Arcand a partagé le quotidien des membres de cette communauté indigène de moins de 200 individus, recueillant une montagne d’informations inédites sur son organisation sociale, son régime alimentaire, ses us et coutumes, ses mœurs sexuelles, ses déplacements, le plus souvent motivés par la disponibilité des ressources alimentaires.

«Les stupides Colombiens entretiennent l’idée bien ancrée que ces Cuivas sont sauvages et féroces. En réalité, ce sont des gens absolument gentils, calmes, possédant un grand sens de l’humour», écrivait Arcand dans son journal de voyage.

Loin d’être un ouvrage universitaire aride, Les Cuivas se lit aisément, son auteur empruntant un style vivant où se mélange l’art de l’observation du détail et, à l’occasion, l’humour pince-sans-rire qui le caractérisait.

«Bernard était un petit génie, se rappelle Serge Bouchard. Il était grand, frisé, il avait étudié chez les Jésuites. Il venait de l’une des plus belles places au Québec, Deschambault, son frère [Denys] faisait du cinéma, il en avait fait lui-même [le court-métrage Geneviève, de Michel Brault, en 1965, avec Geneviève Bujold]. Il a étudié à Cambridge et parlait anglais mieux que les Anglais. Il a tout eu, il a été gâté par la vie.

«Bernard a été de la dernière génération des anthropologues classiques, poursuit-il. Il cherchait une communauté qui avait été la moins touchée possible par les Blancs. Il nous livre leur organisation sociale et culturelle, leurs activités au jour le jour, c’est fascinant.»

Un grand mythe

Projet de toute une vie, sa thèse avait été mise sous clef par son auteur, dans un coffre-fort de l’Université Cambridge, en Angleterre, craignant que les compagnies pétrolières et minières disposent d’informations susceptibles d’être utilisées à mauvais escient contre ce peuple. «De son vivant, il nous avait dit qu’il ne voulait qu’aucun de ses textes inédits ne soit publié, sauf sa thèse sur les Cuivas. C’était une grosse responsabilité […] C’est un texte original, un beau morceau.»

«Cette thèse était le grand mythe du département d’anthropologie de l’Université Laval», explique l’éditeur Mark Fortier, un ex-professeur universitaire de cette discipline, il y a une vingtaine d’années. «Habituellement, la science est faite pour être partagée. Les professeurs déposent toujours leur thèse à la bibliothèque de l’université, elles sont accessibles. Avec le temps, celle de Bernard Arcand est devenue un objet de curiosité.»

Survie menacée

Le travail sur le terrain du disparu permet de mettre en lumière les dangers qui menacent la survie des Cuivas, mais aussi celle de tous les peuples autochtones. Serge Bouchard, grand connaisseur en la matière, se désole de constater que les gouvernements demeurent insensibles à leur sort. L’élection du président brésilien d’extrême droite, Jair Bolsonaro, en est le plus bel exemple, lui qui se pose en farouche partisan de la déforestation de l’Amazonie.

«Il dit que la forêt est à nous, on va la couper et ce ne sont pas les Indiens qui vont nous arrêter. Comme si quelqu’un au Canada disait que les Autochtones ont eu leur party, c’est fini…»

D’égal à égal

Lauréat du prix du Gouverneur général en 1991 pour Le jaguar et le tamanoir, un essai sur la pornographie, Bernard Arcand aimait agacer son grand complice en disant qu’il pourrait parler d’égal à égal avec lui le jour où il en ferait autant. Serge Bouchard devait finalement être récipiendaire du même honneur, il y a deux ans, pour Les yeux tristes de mon camion.

L’anthropologue Bernard Arcand a laissé derrière lui plusieurs travaux inédits, dont une thèse de doctorat sur les Cuivas, une tribu de chasseurs-cueilleurs nomades colombienne.
Photothèque Le Soleil

«Ben maudit, j’ai fini par le gagner. Il aurait été heureux de ça.»

Normand Provencher, Le Droit, 15 juin 2019

Photo: Patrice Laroche

Lisez l’original ici.

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