Ruée Duplessis
Et parce que c’est dimanche et que vous êtes aux premières loges de la folie qui commence, vous allez être en mesure de commander des dizaines d’exemplaires chez le distributeur, avant que tous les libraires rentrent au travail lundi et perçoivent les signaux qu’un livre-événement vient d’arriver.
Quand Marie-Hélène Vaugeois (Librairie Vaugeois) a vu venir la vague pour Rue Duplessis, elle a reconnu ce phénomène qui se produit quand les gens ont le sentiment que le livre a été écrit pour eux : « Ils sentent qu’ils vont chercher quelque chose d’infiniment personnel dans ce livre et ils sont même étonnés de ne pas être les premiers à me le demander! » C’est également le cas avec Les yeux de Mona de Thomas Schlesser, qui lui rappelle le fort engouement pour Le monde de Sophie de Jostein Gaarder. Dans le premier, une jeune fille qui risque de perdre la vue est initiée à l’art comme dans une visite au musée, alors que dans le second, une autre jeune fille reçoit des lettres anonymes qui la plongent dans une quête initiatique à la découverte des grands philosophes antiques. On touche à l’universel, «tout comme Jean-Philippe Pleau a touché un point sensible… Si on n’est pas un transfuge de classe, au Québec aujourd’hui, on est souvent des enfants de transfuges de classe», avance Marie-Hélène.
Jeanne Simoneau, responsable de la commercialisation chez Lux Éditeur, admet que leur équipe avait sous-estimé l’impact du sujet du livre : « Nous avons finalement placé 23 000 exemplaires en un mois. Chez Lux, nous avions déjà vendu 20 000 exemplaires de certains livres de Serge Bouchard, mais sur une décennie. On tient à remercier les libraires. »
La première détonation s’est produite quand Patrick Lagacé a signé son papier dans La Presse. Pendant le Salon du livre de Québec, Jeanne et son équipe ont dû cacher des exemplaires afin que l’auteur puisse faire ses séances de dédicaces. Shannon Desbiens (Les Bouquinistes), qui leur prêtait main-forte au kiosque, a vu dans leurs yeux une montée d’excitation mélangée à une certaine panique de voir les livres littéralement s’envoler. Et c’était une semaine avant l’explosion qui suivra le passage de Jean-Philippe Pleau à Tout le monde en parle, dans une entrevue que d’aucuns hissent parmi les meilleures à vie de l’émission.
Les lecteurs et lectrices se demandent alors comment les libraires n’ont pas pu prévoir tel succès, « mais combien de premiers romans, de livres d’auteurs qui ont toujours eu des ventes modestes, de sujets qui normalement passent sous le radar se retrouvent subitement à devenir la saveur du jour? », demande Shannon. « Et là, des auteurs venus de je ne sais où, que ni l’éditeur, ni le représentant ni moi-même n’aurions cru vendre en plus de trois ou quatre exemplaires, dépassent par la gauche Ken Follett, Éric-Emmanuel Schmitt et Amélie Nothomb, des auteurs que je vends à foison normalement. »
Parfois, le déferlement d’amour débute avec l’éditeur ou l’éditrice. Pierre Primeau, directeur d’Albin Michel Canada, rappelle l’histoire merveilleuse du premier roman de Thomas Schlesser, un être drôle, charmant et sans prétention, qui a d’abord présenté son manuscrit et sa Mona à l’éditeur des beaux livres chez Albin Michel. Tout s’est joué en une fin de semaine et a été signé en quatre ou cinq jours. Les droits ont été vendus dans 25 pays avant même que le livre ne paraisse en France. Cela lui rappelle l’immense succès d’un autre premier roman, celui de l’Italo-Suisse Giuliano da Empoli, Le mage du Kremlin.
Après commencent les mathématiques, largement tributaires de la logistique. Ce que les libraires peuvent appeler un heureux problème devient un casse-tête certainement plus problématique pour l’éditeur : « En réimprimer combien? Est-ce que ça sera assez? Est-ce que ça sera trop tard lorsque les quantités arriveront ou bien la demande va-t-elle durer? On n’a qu’à regarder Kukum qui reste un vendeur régulier depuis près de quatre ans! », rappelle Shannon. Le pire scénario est que cela se produise pendant le temps des fêtes ou juste avant, les gens s’inquiétant alors pour leur cadeau de prédilection qui n’arrive pas, même si les imprimeurs font chauffer leurs machines non-stop afin de pouvoir servir les libraires le plus rapidement possible. Et les libraires augmentent leurs stocks dans l’espoir de ne pas avoir à les retourner…
Marie-Hélène Vaugeois continue de chercher d’autres livres-événements et évoque la frénésie autour du roman Le maître des illusions de Donna Tartt, pour lequel Michel Tremblay avait mis le feu aux poudres. Puis, elle change de registre et se souvient des Dragon Ball : « On avait quarante petits garçons à appeler… à chaque livre de la série, tous les deux mois! À la fin, on appelait un garçon sur deux, car on savait lesquels le disaient à l’autre moitié de la cour d’école. Ils arrivaient en gang, après l’école, et nous aidaient à défaire les boîtes. »
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« J’écris pour sauver les traces d’une culture – qu’on nomme rarement ainsi – qui tombera dans l’oubli avec la mort de la génération de mes parents, une culture qui n’est presque jamais racontée, et de moins en moins représentée au théâtre ou à la télévision », dit Jean-Philippe Pleau. Quoi de mieux qu’un vrai beau et grand succès populaire pour y arriver?
Jean-Benoît Dumais, Les Libraires, 11 juin 2024.
Photo : © Gabriel Germain
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