Qui a peur des études féministes et antiracistes à l’université?
« Panique morale » : telle était l’expression qu’utilisait il y a 50 ans déjà le sociologue Stanley Cohen en observant la couverture disproportionnée par les médias britanniques de quelques bagarres survenues sur des plages entre des jeunes de la contre-culture des années 1960, les rockers et les mods.
Dans son livre Folk Devils and Moral Panics (jamais traduit en français), le chercheur américain estimait que ces rixes n’étaient pas aussi significatives et intéressantes à analyser que le processus de diabolisation des jeunes à l’œuvre du côté des médias et des politiques.
Un phénomène similaire se produit régulièrement au sujet des universités depuis plusieurs décennies, de la peur des communistes sur les campus aux États-Unis dans les années 1950 (maccarthysme), à celle des des féministes et des antiracistes dans les années 1980-90, jusqu’à aujourd’hui.
Assurément, il existe aujourd’hui des féministes et des antiracistes dans les corps étudiants et professoraux à l’Université (comme on retrouvait quelques rockers et mods sur les plages anglaises des années 1960), qui critiquent parfois telle conférence, exigent le développement des études féministes ou dénoncent le racisme et les agressions sexuelles sur les campus.
Mais ces forces restent nettement minoritaires et pour comprendre les rapports de force dans la société, il importe surtout de se pencher sur certaines des réactions médiatiques et politiques paniquées et victimaires au sujet des féministes et des antiracistes, qu’on qualifie alors de « social justice warriors », « islamogauchistes » ou plus récemment de « wokes » pour mieux les dénigrer. C’est ce que souligne ainsi l’ouvrage d’Alex Mahoudeau, La panique woke. Autopsie d’une offensive réactionnaire.
Les campus, des lieux de « disputes » ?
Ces polémiques carburent à l’oubli du passé ancien et récent, de récits fondés sur l’amplification, les exagérations et les hyperboles, qu’elles parlent de « lynchage », de « totalitarisme », ou de « terreur » et sont entretenues à coup de dizaines d’interventions d’éditorialistes, de chroniques d’humeur, de lettres ouvertes, de faux débats et de pétitions sur une même « affaire » survenue sur un campus et dont on sait, en fait, bien peu de choses.
S’invitent ensuite dans ces échanges de représentants institutionnels ou politiques, par exemple des présidents et des ministres, qui peuvent rivaliser de déclarations scandalisées ou financer des colloques, lancer des commissions d’enquête et des chaires de recherche sur la « liberté d’expression » et même voter des lois pour la protéger sur les campus.
Ces phénomènes de panique morale s’appuient donc sur un ensemble de mécanismes sociaux. On sonne d’abord l’alarme en présentant la menace comme une pure nouveauté, ce qui stimule un sentiment d’urgence. Pourtant, le fait que des contestations se produisent sur des campus n’est pas en soi un événement surprenant. Depuis le Moyen Âge, les universités ont été régulièrement été des espaces de conflits intellectuels, politiques et religieux et les étudiants ont contesté et fait grève dès la fondation de cette institution.
Deux mots de la langue française font d’ailleurs référence à cette réalité : « chahuter » et « boycotter » un professeur ou une classe. Au cours de l’histoire de l’université, le tumulte a pu être provoqué par des communistes, des républicains, des catholiques, des monarchistes ou des fascistes, selon le contexte. De tels évènements surviennent très rarement, mais s’inscrivent tout de même dans une longue tradition universitaire. Les polémistes d’aujourd’hui préfèrent agiter le néologisme anglais « cancel culture », plus effrayant que le mot « chahut » et qui donne l’impression d’un problème généralisé.
On fabrique aussi la menace à partir d’anecdotes répétées à plus soif et en opérant un changement d’échelle grâce à des formules telles qu’« on ne compte plus les cas ».
Or, qui prend le temps de compter sait qu’il n’y a chaque année aux États-Unis que quelques dizaines de collègues qui subissent des mesures disciplinaires pouvant mener au renvoi, sur un total de près de 1,5 million de professeurs dans plus de 4 000 établissements universitaires.
On découvre aussi que, parmi des professeurs qui ont été mis à pied ou ont vu leurs conférences annulées, certains l’ont été pour avoir changé d’identité de genre, appuyé un événement en non-mixité pour la communauté afro-américaine ou s’être déclaré sympathisant antifasciste. Des collègues ont aussi été limogés pour avoir critiqué les offensives militaires israéliennes contre les territoires palestiniens et des campagnes sont menées au Canada pour empêcher l’embauche d’une professeure qui défend les droits des Palestiniens.
Des enquêtes montrent aussi que les campagnes de dénonciation lancées par les forces conservatrices réussissent plus souvent que celles lancées par les progressistes à forcer l’annulation d’une conférence ou la mise à pied d’un collègue.
Bref, ce phénomène reste ultra-marginal, contrairement à ce que les polémistes répètent dans tant de tribunes, mais il touche aussi des progressistes, ce que ne mentionnent jamais les fabricants de la panique « anti-wokes ».
Des présentations biaisées
La réalité est ainsi déformée quand certains laissent entendre que les féministes et les antiracistes sur les campus s’arrogeraient les postes et imposeraient leur volonté dans l’enseignement et la recherche. Une vérification empirique permet de constater que l’on compte 80 % d’hommes à la direction des 200 plus prestigieuses universités au monde et que les hommes sont majoritaires dans le corps professoral et à la direction de chaires de recherche.
On amplifie le sentiment de menace par des références aux pires violences de l’histoire, comme la chasse aux sorcières, la terreur révolutionnaire et le totalitarisme, alors que les féministes et les antiracistes n’exercent pas de violence sur la communauté universitaire. En Occident, depuis les années 1990, l’extrême-gauche est littéralement désarmée – il n’y a plus de groupes comme Action directe ou les Brigades rouges) et les groupes armés sont généralement d’extrême droite.
A contrario, des universités associées à la communauté afro-américaine aux États-Unis ont reçu des dizaines d’appels à la bombe en 2022 et des universitaires racisées ou féministes sont la cible de menaces de mort.
Cette panique serait-elle rentable ? Depuis 2021 en France seulement, il s’est publié une vingtaine de livres dénonçant les « décoloniaux », les « islamo-compatibles », les « théories sur l’identité, le genre, la race, l’intersectionnalité », etc.. Ces livres sont souvent présentés par des éditeurs ou des journalistes comme à « contre-courant » et « courageux », même s’ils semblent sortis du même moule, répétant en chœur que les études féministes et sur le racisme auraient renié la science au profit de l’idéologie.
S’appuyant trop souvent sur une représentation tronquée de la vérité, ou de purs mensonges, ces essais se défèrent principalement à quelques anecdotes – une statue déboulonnée, une formation sur l’équité, la diversité et l’inclusion (EDI) ou une rencontre en non-mixité sur un campus – sans présenter la complexité de la réalité universitaire ou mobiliser des enquêtes empirique pour fournir des données chiffrées (ce qui se comprend, puisque les enquêtes infirment la thèse de l’université dominée par les « wokes »).
Or ces champs d’études si violemment attaqués devraient en réalité être salués en ce qu’ils posent de nouvelles questions et développent de nouvelles théories, de nouveaux concepts, de nouvelles méthodes d’enquête, ce qui devrait être une des missions de l’université. Il s’agit pour les sciences humaines et sociales, des champs qui produisent le développement des connaissances le plus important des plus récentes décennies, qui ont en plus des impacts positifs pour la société en termes de justice sociale individuelle et collective.
Francis Dupuis-Déri, The Conversation, 3 octobre 2022.
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