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9 février 2022

Printemps érable: «En l’espace de 10 ans, on a vécu comme un siècle»

Si les questions économiques fédéraient les étudiants en 2012, aujourd’hui, l’environnement et la justice sociale semblent être au cœur de leurs préoccupations. Des cégépiens et leur professeur se remémorent les 10 ans du printemps érable.

Joanie, Josiane, Joey, Adèle et Sirine n’avaient qu’une dizaine d’années lorsque la crise a éclaté au Québec, mais tous gardent pourtant un certain souvenir de ce qui s’est passé en 2012.

Le printemps érable, ça évoque pour moi les manifestations qu’il y a eu, l’engagement que les élèves ont eu de défendre leurs intérêts, souligne Joey.

Les casseroles, les carrés rouges… le fait que les gens se sont levés ensemble pour montrer au gouvernement qu’ils n’étaient pas d’accord avec leurs choix, renchérit Josiane.

C’était un mouvement de société vraiment fort et c’était le fun de s’embarquer là-dedans même si je ne savais pas pourquoi j’étais là, dit Joanie, évoquant être allée «taper des casseroles» dans les rues de son village avec ses parents.

Dix ans plus tard, ces étudiants se montrent redevables envers leurs prédécesseurs d’avoir voulu protéger la situation économique des étudiants.

Ça a été une source d’inspiration pour moi et pour beaucoup d’autres étudiants, témoigne Sirine. Ça nous permet de voir que nous ne sommes pas seuls, qu’il y a déjà eu des mouvements qui pourraient se reproduire pour de nouvelles causes.

Leur enseignant de sociologie, Stéphane Kelly, se souvient lui aussi très bien des événements de 2012. Le Cégep de Saint-Jérôme, où il travaille, est l’un de ceux qui sont restés en grève le plus longtemps.

On n’a pas enseigné pendant 6 mois… donc ça a été une très longue grève. […] Il y a beaucoup de gens qui ont embarqué dans ce mouvement-là parce qu’on considérait que les leaders étudiants pointaient vers quelque chose qui avait du sens, qui était fondé sur le gros bon sens, c’est-à-dire des frais de scolarité pas trop élevés, fondés sur un compromis historique.

Stéphane Kelly enseigne la sociologie au Cégep de Saint-Jérôme.
Photo : Radio-Canada

Les jeunes qui sont intéressés par l’engagement citoyen et la chose politique connaissent 2012 et s’en rappellent comme d’un mouvement inspirant, imaginatif, un mouvement qui était plein de détermination, témoigne Arnaud Theurillat-Cloutier, aujourd’hui enseignant de philosophie au Collège Jean-de-Brébeuf. Auteur de l’ouvrage Printemps de force, il a lui-même été activement impliqué au sein de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante à l’époque.

Le mouvement étudiant, depuis déjà plusieurs années, contribuait à la contestation du gouvernement libéral, et en quelque sorte 2012 a été le climax, le point d’orgue de cette contestation-là, et ça a permis de coaliser beaucoup de secteurs de la société contre les politiques d’austérité et les politiques de tarification du gouvernement libéral, explique-t-il.

On était dans une période au Québec où il y avait une espèce de ras-le-bol, renchérit M. Kelly. Il y avait un gouvernement qui apparaissait sclérosé et, dans la jeunesse, une insécurité extrêmement importante.

Un mouvement difficile à soutenir

Après des mois de conflit, les étudiants réussissent à obtenir l’annulation de l’augmentation des droits de scolarité décrétée par le gouvernement de Jean Charest, ainsi qu’une bonification de l’aide financière aux études. Le mouvement se voit déjà comme moteur de grands changements sociaux, mais peinera à rester uni.

Après 2012, il y a eu des effets contradictoires de cette grève étudiante dans les organisations étudiantes nationales. Du côté de la Fédération étudiante universitaire du Québec, on a fait face à une dissolution en 2015, suite à de nombreux problèmes démocratiques. […] La Fédération étudiante collégiale du Québec a également connu des désaffiliations à la suite de la grève. Du côté de l’ASSE, il y a eu une croissance du nombre de membres, mais cette croissance-là a été mal vécue à l’intérieur et on a perdu une certaine cohésion politique, une certaine unité politique à l’intérieur de l’association, ce qui a mené à sa dissolution malheureusement en 2019, détaille M. Theurillat-Cloutier.

Arnaud Theurillat-Cloutier enseigne la philosophie au Collège Jean-de-Brébeuf.
Photo : Radio-Canada

Une tentative de grève sociale contre les politiques d’austérité du gouvernement Couillard, nouvellement élu, s’est d’ailleurs rapidement essoufflée en 2015. Les volontés de réforme des institutions d’enseignement supérieur se sont aussi heurtées au statu quo.

Si les étudiants se sont mobilisés ces dernières années pour exiger une rémunération des stages obligatoires, il y a un certain discours de justice sociale, de démarchandisation de l’éducation et aussi de plus grandes redistributions de la richesse qui s’est diffusée beaucoup grâce à ce mouvement-là et qui a percolé dans la société… [mais qui] tarde à se matérialiser dans des politiques publiques, déplore Arnaud Theurillat-Cloutier.

Sur l’objectif principal, les carrés rouges, le mouvement étudiant a eu raison. Mais c’est sûr que les objectifs plus généraux, plus nobles, plus utopiques du mouvement… ça, on est loin du compte, résume le professeur Stéphane Kelly.

Pour bien des étudiants, les sujets de préoccupation ont d’ailleurs changé, les questions économiques n’occupant plus le haut du pavé.

On dirait que ce qui me vient en tête, c’est beaucoup au niveau des droits de la personne, le Black Lives Matter, les droits des femmes au Québec et partout dans le monde, les droits LGBTQ+, évoque Adèle lorsqu’on lui demande quels enjeux la préoccupent. Il y a aussi une partie des jeunes que je vois qui sont très attachés au Québec, à la culture québécoise, à la langue française; ça aussi je trouve que c’est un sujet qui touche les jeunes et qui crée une communauté.

Moi, dans mon cercle d’amis, c’est plus l’environnement en ce moment qui ressort beaucoup; on pense que c’est l’enjeu principal. Si on ne sauve pas l’environnement, ça ne sert à rien de manifester pour autre chose, témoigne Joanie.

Ce qui est fédérateur en ce moment, c’est véritablement la question de la justice climatique, la question de la lutte contre les hydrocarbures, de la fin des énergies fossiles… en ce moment, c’est probablement la lutte qui est la plus fédératrice et dans laquelle les étudiants et étudiantes se reconnaissent le plus et investissent leur temps et leurs énergies, renchérit le professeur Arnaud Theurillat-Cloutier.

Stéphane Kelly constate : En l’espace de 10 ans, on a vécu comme un siècle; le changement a été drastique, très rapide, et les enjeux qui circulent sur les campus des cégeps, des universités ont beaucoup changé.

C’est sans compter que la pandémie pèse de tout son poids sur le moral des étudiants et leur capacité à se mobiliser.

Le fait de se retrouver tout seul devant un écran chez soi, c’est vraiment rédhibitoire pour certains étudiants, déplore Sirine. Ça donne moins envie de continuer vers les études.

Avec le contexte particulier, en ce moment, c’est pas le temps pour nous d’agir, il y a d’autres priorités, ajoute Joey. Mais si la santé mentale des jeunes de mon âge […] continue de se dégrader, à un moment donné, c’est sûr qu’il va se passer quelque chose.

Manifestation à Montréal dans le cadre de la grève étudiante de 2012.
Photo : La Presse canadienne / Graham Hughes

Dans ce nouveau contexte, une mobilisation de l’ampleur de celle du printemps érable pourrait-elle se reproduire?

On pensait qu’on assistait à la naissance d’une génération altermondialiste, internationaliste, politisée… ce n’est pas vraiment le cas, constate Stéphane Kelly. Les jeunes sont encore aujourd’hui dépolitisés, un peu à l’image de la société où il y a une certaine dépolitisation des citoyens… on a de la difficulté à amener les gens à aller voter lors des élections; les jeunes ne sont pas différents du reste de la société. Cette jeunesse qu’on pensait qui deviendrait très contestataire? Non… c’est comme un mirage qui s’est produit. Ça a duré pendant six mois, puis on est revenus à la vie normale.

Arnaud Theurillat-Cloutier tempère : La jeunesse et le mouvement étudiant peuvent être la bougie d’allumage d’un mouvement social, mais évidemment le mouvement étudiant a besoin d’une solidarité d’autres secteurs de la société pour être en mesure de mener des mouvements qui soient plus larges.

On pourrait être surpris aussi, de conclure M. Kelly.

Hugo Lavallée, Radio-Canada, 9 février 2022

Photo: L’une des manifestations de grande envergure à Montréal en 2012 lors du printemps érable. La Presse canadienne / Ryan Remiorz

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