Pour une toponymie rebelle
Dans La question du pouvoir en Acadie (1982), l’historien Léon Thériault regrettait que la toponymie néo-brunswickoise soit presque entièrement anglophone, invisibilisant ainsi symboliquement la présence acadienne sur le territoire. Il regrettait par exemple que la ville d’Edmundston (originellement appelée Petit-Sault), à près de 95 % francophone, soit nommée d’après un ancien lieutenant-gouverneur britannique de la colonie du Nouveau-Brunswick, ou que la ville de Moncton (anciennement appelée Le Coude), à plus de 30 % francophone, soit nommée d’après le lieutenant-général Robert Monckton, notoire pour son rôle actif dans la déportation des Acadiens.
Ce printemps, une occasion historique s’est présentée pour procéder à une francisation massive de la toponymie du Nouveau-Brunswick. En effet, le ministre (acadien) Daniel Allain pilote actuellement une vaste réforme de la gouvernance locale, promettant de faire passer le nombre d’entités municipales dans la province de 340 à 77. Les nouveaux toponymes ont été rendus publics la semaine dernière. Les gains pour le français ont été non négligeables (la localité francophone d’Eel River Crossing sera ainsi intégrée à la nouvelle entité de Bois-Joli, celle de Rogersville à la Nouvelle-Arcadie, et celle de Beresford à Belle-Baie), mais une francisation massive de la toponymie ne s’est pas concrétisée, ce qui n’est guère surprenant : la société civile acadienne n’en demandait pas tant. Les toponymes d’Edmundston, de Campbellton, de Bathurst ou de Moncton, par exemple, sont demeurés puisque non controversés.
Une clé pour expliquer ce confort relatif de la société civile acadienne avec les toponymes des colonisateurs britanniques réside selon moi dans le concept de toponymie rebelle. Rappelons qu’aux cartes de l’État se superposent celles, informelles, des imaginaires collectifs.
Autrement dit, les toponymes officiels, reconnus par l’État, ne sont pas les seuls qui comptent. Ainsi, à Edmundston, il est bien plus commun de s’identifier comme Brayon que comme Edmundstonien, même si la Brayonnie n’existe sur aucune carte officielle. Le maire d’Edmundston porte d’ailleurs le titre honoraire de président de la République du Madawaska, même si, évidemment, cette « république » ne jouit d’aucune reconnaissance étatique. Le toponyme Edmundston est plus contourné que débattu ; bien plus important est le débat à savoir si la République du Madawaska fait partie ou non de l’Acadie… Même si, comme de raison, l’Acadie, comme toponyme, n’est pas plus reconnue par l’État, ce qui n’empêche pas Caraquet, dans sa devise municipale, de s’en déclarer la capitale, et les Acadiens de Moncton, de s’imaginer vivre dans sa métropole. Notre université a beau s’appeler officiellement l’Université de Moncton, au quotidien, il va de soi que le territoire au sein duquel elle est ancrée n’est pas celui de Moncton, mais bien celui de l’Acadie, dont la cartographie est finalement assez clairement fixée dans l’imaginaire collectif.
Désignant un pays révolu, le toponyme Acadie connote une subtile résistance politique à la britanno-canadianisation de la région ; informel, le toponyme nous apparaît donc aussi rebelle.
Irvingnie
Dans son essai Bande de colons (Lux, 2020), l’essayiste Alain Deneault, aujourd’hui professeur à l’Université de Moncton, propose un autre toponyme au caractère rebelle assumé : l’Irvingnie, en référence à la riche famille Irving et à ses différentes entreprises homonymes. Alors que le toponyme Acadie tente de rendre visible l’héritage d’un peuple politiquement marginalisé, le toponyme Irvingnie tente de rendre visible l’identité des véritables détenteurs du pouvoir sur de larges pans du territoire de la province.
Selon le journaliste du National Observer Bruce Livesey (2016), les diverses entreprises Irving embauchent collectivement un employé sur 12 au Nouveau-Brunswick et sont responsables de plus de la moitié de ses exportations. Sa filière forestière, J. D. Irving, possède privément 3,2 millions d’acres de forêt tout en en administrant 2,6 millions de plus sur les terres de la Couronne, contrôlant directement un tiers du territoire de la province (qui s’étend sur 18 millions d’acres).
Si la forêt, les emplois et le capital circulant sur un territoire sont contrôlés par une famille unique, ne serait-il pas plus honnête de le désigner d’après ladite famille plutôt que d’après les paysages, aussi beau soient-ils ?
La superposition des cartes du Nouveau-Brunswick, de l’Acadie et de l’Irvingnie permettrait de surcroît de camper les trois centres urbains de la province : si Fredericton apparaîtrait alors toujours comme la capitale officielle de la province, Moncton apparaîtrait comme la métropole de l’Acadie, et Saint-Jean, comme le quartier général de l’Irvignie, hébergeant les sièges sociaux d’Irving Oil et de J. D. Irving, ainsi que les résidences personnelles des membres du noyau central de la famille.
Reste désormais à assumer pleinement ces toponymes rebelles et la charge politique qu’ils contiennent. L’Acadie et l’Irvingnie expriment une révolte face à l’ordre établi ; c’est sans surprise que le régime ne saurait les intégrer dans ses cartes.
Gabriel Arsenault, La Presse, 1er juin 2022.
Photo: Adrian Wyld / La presse canadienne
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