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8 janvier 2011

Politique – Belles ivresses de gauche déçues

Razmig Keucheyan ne présente pas pour rien son riche ouvrage comme « une cartographie des nouvelles pensées critiques »

Comment, après la ruine du marxisme, tournant symbolisé par la chute du mur de Berlin en 1989, formuler une réflexion neuve pour rendre le socialisme réalisable? Un universitaire parisien, Razmig Keucheyan, donne une réponse: «La théologie offre bien des ressources pour penser ce problème — croire en l’inexistant est sa spécialité…» Le philosophe néocommuniste Alain Badiou n’a-t-il pas publié en 1998 un livre sur saint Paul?

Dans Hémisphère gauche, Keucheyan, sociologue né en 1975, rappelle que Badiou voit en l’apôtre, qui étendit le christianisme au monde non juif, le père de l’universalisme. Il mentionne d’autres faits qui singularisent les penseurs postmarxistes. Toni Negri se réfère à Job et à saint François d’Assise, Giorgio Agamben commente une épître de saint Paul, sans oublier Slavoj Zizek qui, dans un livre, pose la grave question: «Pourquoi l’héritage chrétien vaut-il d’être défendu?»

Keucheyan ne présente pas pour rien son riche ouvrage comme «une cartographie des nouvelles pensées critiques». Le relief y est très accidenté, l’espace est immense, les contrastes y abondent.

Si Toni Negri, Paolo Virno, Álvaro García Linera remplacent, chacun à sa manière, le concept périmé de classe ouvrière par la notion controversée de «Multitude», qui désigne ces masses citoyennes, inventives, issues, autour de la planète, du «capitalisme cognitif», la postféministe Judith Butler, Jeanne d’Arc de la théorie queer, proclame «la fin des identités sexuelles» et suggère la drag-queen, figure probable du prolétaire postmoderne, comme l’emblème des subversions futures! Mais Leo Panitch, quant à lui, brille par son réalisme…

Au concept d’«Empire», pouvoir universel supranational que, dans l’esprit de Toni Negri et de Michael Hardt, la Multitude complète et modère, Panitch oppose une notion plus ancienne et plus terre à terre: l’impérialisme américain. Né à Winnipeg, cet universitaire, qui oeuvre dans le monde anglo-saxon, estime que la prépondérance des États-Unis n’a jamais été si réelle. Selon lui, loin de voir sa puissance limitée par les instances internationales, Washington les utilise à ses fins.

Peut-on douter d’une telle interprétation, si proche des analyses de Noam Chomsky? En exposant les idées de Panitch, Keucheyan a raison d’accorder à celui-ci l’importance qu’il mérite. Puis, il est assez clairvoyant pour saisir l’originalité du sous-commandant Marcos, maître à penser des zapatistes, qui a su, de la façon la plus simple, rappeler à tous les progressistes de la Terre ce que le marxisme avait négligé: la solidarité avec les vrais exclus et le refus du culte du pouvoir.

En lutte contre la ségrégation des indigènes dans la société mexicaine, Marcos nous invite à penser qu’il existe une chose moins sujette à l’enflure idéologique que le vieux concept de prolétariat ou que la récente notion de Multitude: l’enfer criant du paria.

Michel Lapierre, Le Devoir, 8 janvier 2011

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