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Portrait photo de Martin Forgues.
25 mai 2022

Peut-on être “libéral” et un criminel de guerre en même temps?

J’écoutais cette semaine en rattrapage quelques épisodes de l’excellent balado Behind the Bastards, dont le sujet principal tourne autour, vous l’aurez peut-être deviné, de la petite histoire derrière ces « grandes » figures historiques aux placards remplis de squelettes gardés bien au frais avec le concours de l’opposition contrôlée aux pouvoirs dominants. Des parangons de loyauté et de sens du devoir et de la Raison d’État, semble-t-il, couverts de médailles, doctorats honorifiques et autres fellowships dans de prestigieux instituts. Des idoles tant adulées dans les grands médias et dans les cercles universitaires, mais qui, s’ils étaient nés sous un passeport autre qu’occidental, croupiraient certainement dans une geôle – capitonnée, probablement – après un passage au tribunal de La Haye.

Les animateurs et animatrices de cette géniale production s’affairent pendant des heures à déconstruire la vie et l’œuvre infâme de ces racailles d’élite, rendant un verdict d’ignominie sans appel et pleinement assumé. Un écrin de résistance médiatique au cœur de l’Empire. 

« Clairement biaisé! », vous répondrez certainement, donc pas fiable! 

Et pourtant… À ce titre, les hagiographies de vauriens en complets trois-pièces ne manquent pas non plus, alors est-ce que ça ne vient pas rétablir cet équilibre tant recherché dans une offre médiatique dominée par un extrême centre qui incarne, au fond, au mieux une opposition contrôlée plus ou moins consciente, au pire une complicité inavouée aux dominants?

Préserver « les institutions » à tout prix, même au sacrifice de la justice

Un épisode de Behind the Bastards consacré à Henry Kissinger rappelle que durant l’élection américaine de 1968, la campagne du candidat républicain Richard Nixon a manigancé en coulisses pour saboter les négociations de paix entre le Nord-Vietnam et l’administration démocrate de Lyndon Johnson, déterminée à mettre un terme à ce conflit qui perdait en légitimité devant une opinion publique de plus en plus méfiante des justifications qui envoyaient de jeunes soldats, la plupart issus de milieux ouvriers et paupérisés, au casse-pipe. 

Mais les Républicains voulaient que le sujet de la poursuite de la guerre demeure sur la table des débats électoraux et, sur ce plan, Nixon avait tout à gagner. Il pouvait du même coup critiquer une administration trop faible dans sa gestion du conflit et, pour satisfaire les plus conservateurs, promettre d’escalader en force et réduire à néant « la menace communiste », alors que le Vietnam était somme toute considéré comme la colline sur laquelle allait mourir l’empire du Mal Rouge. 

Et qui fut l’émissaire tout désigné pour naviguer furtivement entre les deux camps politiques? 

Kissinger, qui ainsi se rendait coupable, du moins dans un monde normal, de trahison, celle-ci punissable de la peine de mort. Quoiqu’on en pense personnellement, parions que les familles de milliers de Cambodgien.nes auraient applaudi au rythme des salves du peloton d’exécution. 

Et pas qu’eux. 

On aurait pu croire que les Démocrates et les grands médias, au courant de l’affaire même à l’époque auraient, en pleine ferveur électorale, éventé ce complot pour ainsi dévoiler toute la corruption morale de Nixon et de son entourage et s’assurer ainsi une victoire électorale facile, peut-être même soufflée par un vent de changement demandé par un peuple écœuré par l’odieuse manœuvre. 

Non – motus. 

La raison évoquée? Maintenir la confiance du peuple américain envers ses institutions. Le scandale aurait invariablement déclenché un torrent d’indignation, des commissions sénatoriales et un nombre incalculable d’accusations criminelles pour des dizaines d’hommes perchés au sommet du pouvoir impérial. Les colonnes du temple de la société américaine se seraient fort probablement arrachées de leurs fondations. 

En d’autres mots, un abcès purulent aurait été crevé et peut-être la politique et la société américaines porteraient-elles aujourd’hui un masque différent, mais cessons ici les inutiles vœux pieux. Profitons du moment pour rappeler plutôt un autre élément important de l’histoire : les Démocrates, eux aussi, priaient tout autant qu’aujourd’hui à l’autel du Capital et croyaient tout aussi dur que le fer des armes que « le communisme » restait la pire menace civilisationnelle à laquelle faisait face le cœur de l’empire et ses satellites canado-européens. 

Arrêter la guerre? Encore là, tout dépendait des conditions, et l’Empire devait sauver la face avant tout. 

Bref, le choix a été fait de préserver des institutions moralement corrompues au mépris d’une réelle justice qui aurait dans ce cas précis sauvé la vie de dizaines de milliers de jeunes soldats, mais qui aurait peut-être aussi pavé la voie à une réalité alternative pour tous et toutes les opprimé.es du pays. 

Vendre dignement du savon

Et ce ne sont pas les décennies qui ont arrangé les choses. 

Encore aujourd’hui, aux États-Unis comme ailleurs, les factions politiques effrayées par le moindre signe de radicalité se rendent complices de profonds dénis de justice et d’humanité au nom d’un statu quo depuis longtemps intenable, tantôt jouant à l’opposition contrôlée, tantôt adhérant encore avec crédulité à l’idée farfelue de « changer le système de l’intérieur ». 

Ou, pire, en agissant par carriérisme ou même par cynisme. 

Dans son essai Politiques de l’extrême centre, Alain Deneault (qu’un nombre appréciable de militant.es de gauche trouve problématique, mais tant pis, il a raison) se sert notamment de l’exemple de la publicité pour étayer son propos, qui s’applique tant au politique qu’aux grands médias. « Les liberals ne pourfendent pas l’institution publicitaire, mais souhaitent que les figures d’ordinaire laissées-pour-compte y apparaissent dignement pour vendre du savon ». C’est ainsi qu’on retrouve ces libéraux-mais-de-gauche dans les franges mainstream d’à peu près toutes les communautés militantes, dans les médias et au sein de l’Académie, où ils bloquent toute idée de réelle révolution au profit de réformes édulcorées et d’une volonté de concorde avec les puissances dominantes. 

La sauvegarde de la biodiversité et la lutte climatique? Oui, mais sans violence – au pire, s’enchaîner sur une pompe à pétrole, mais pas de résistance s’il-vous-plaît si la police intervient. De toute façon nous avons gagné, nous avons un écolo ministre de l’Environnement!

Le syndicalisme de combat? Dépassé – il faut plutôt trouver des terrains d’entente avec le patronat. 

L’autodétermination des Premiers Peuples? Bien sûr, mais pas d’affrontements directs avec la police, je vous prie, elle ne fait qu’assurer le maintien de l’ordre, même avec des fusils d’assaut et des escouades paramilitaires

L’indépendance du Québec? Pas de mouvement révolutionnaire autorisé, de toute façon, nous avons notre vaisseau-amiral dans l’enceinte parlementaire! Quoi? Le bateau prend l’eau sous le poids de tous ces larbins réactionnaires? Vous me l’apprenez!

L’emprise économique des grandes alliances occidentales sur le Sud global? On finit par comprendre que nombre d’entre eux et elles finissent, consciemment ou non, par promouvoir une sorte d’impérialisme soft. De toute manière, mieux vaut, semble-t-il, une hégémonie dans laquelle on a le luxe de choisir ses maîtres. 

Après tout, les institutions possèdent le monopole de la légitime violence, disent-ils, sans réaliser que le contrat social qui le permet est depuis longtemps brisé. 

Et n’oublions jamais que Kissinger demeure dans une large mesure, encore aujourd’hui, LE maître à penser en termes de politique étrangère occidentale. 

Martin Forgues, Pivot, 25 mai 2022.

Lisez l’original ici.

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