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Photo de Jean-Philippe Pleau.
3 avril 2024

Parcours d’un immigré de l’intérieur

Jean-Philippe Pleau emprunte une formule consacrée par Annie Ernaux : il est un immigré de l’intérieur. Son père est analphabète, sa mère est peu scolarisée. Il anime pourtant, après de longues études en sociologie, l’émission la plus « intellectuelle » de la radio de Radio-Canada, la bien-nommée Réfléchir à voix haute (le dimanche à 19 h).

 

« Mon parcours est très différent de celui de mes parents. C’est possible et c’est ce que j’essaie de montrer sans en faire une recette », précise-t-il en entrevue.

Auteur, réalisateur, animateur, Pleau raconte son parcours de transfuge de classe dans le courageux Rue Duplessis : ma petite noirceur (Lux Éditeur), en librairie jeudi. C’est un récit dur, implacable, sans fard ni faux-fuyants, de la pauvreté économique, culturelle et intellectuelle du milieu ouvrier dont il est issu. Un portrait sans compromis, tout sauf édulcoré, de son enfance meurtrie par l’intimidation, de sa jeunesse malheureuse à Drummondville, et de sa migration sociale par l’éducation.

L’ancien réalisateur et coanimateur de C’est fou… avec le regretté Serge Bouchard présente ce « roman d’une vie » comme une lettre d’amour à ses parents, qui n’ont pas eu la chance comme lui de fréquenter l’école longtemps.

Dans un style direct, Pleau libère une parole franche. Il met ses tripes sur la table et ne fait pas de quartier. Quitte à possiblement blesser ses proches avec cette mise à nu loin d’être flatteuse.

« Le racisme ordinaire de mes parents n’avait rien de bien extraordinaire, écrit-il. Il faisait partie du décor de l’époque. » Son père baby-boomer n’est pas fondamentalement homophobe ou xénophobe, rappelle-t-il. C’est la société qui l’a construit. Sa mère n’est pas une mauvaise mère parce qu’elle l’a confié peu après sa naissance, désemparée, à un grand-père maternel qui battait ses propres enfants. « Mes parents me soutiennent depuis le début. Ils savent que ça va être dur », dit l’auteur, qui craint tout de même leur réaction.

Une réalité qui mérite d’être racontée

Les parents de Jean-Philippe Pleau, qui n’habitent plus la rue Duplessis mais toujours Drummondville, n’ont pas encore lu le récit de cette « révolution tranquille » de leur fils. Je devine un rictus de tristesse lorsque l’auteur m’apprend qu’ils n’ont pas prévu être présents à son lancement mercredi soir. Sa mère lui a tout de même dit espérer que ce livre les rapproche.

«J’ai aussi cet espoir [que ça nous rapproche], même si je sais que leur première lecture sera frontale.»

– Jean-Philippe Pleau, au sujet de sa relation avec ses parents

L’élan initial de Rue Duplessis vient de la mère de Jean-Philippe Pleau. « Elle a écouté une entrevue d’Édouard Louis avec Serge [Bouchard, en 2018] et moi et elle m’a fait remarquer que ça prendrait quelqu’un pour écrire ce genre de livre au Québec. » Pleau s’est inspiré d’Édouard Louis qui, dit-il, en écrivant son premier roman En finir avec Eddy Bellegueule n’a pas voulu magnifier la classe populaire, mais plutôt faire entrer dans la littérature ceux qui ne croient pas que leur réalité mérite d’être racontée.

« Le danger, c’est de tomber dans le mépris de classe », constate Pleau, qui se promène en équilibriste sur ce fil tendu, passant de l’intime à l’universel. Dans son récit, qu’il présente comme un « roman (mettons) », il va au-devant des coups, en nommant ce qu’on pourrait lui reprocher, inspiré par le sociologue et écrivain français Didier Eribon (Retour à Reims). Ce qui ne veut pas dire qu’il évitera les critiques. Son manuscrit n’avait pas encore été remis à son éditeur que des membres de sa famille élargie le menaçaient déjà de poursuites…

Photo de Jean-Philippe Pleau.
PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE
L’animateur et auteur Jean-Philippe Pleau.

 

« Comment changer de classe sans se renier ? C’est la grande question à laquelle ce livre n’apporte pas de réponse », écrit Jean-Philippe Pleau, qui a longtemps eu honte d’être issu d’un milieu aussi indigent, à tous égards. La honte est un sentiment qui s’estompe avec le temps, mais lentement, dit celui qui ne s’exprime plus aujourd’hui à la radio comme il s’exprimait il y a trois décennies à la polyvalente (ce que ne manquent pas de lui rappeler ses plus vieux amis).

« Parfois, je peux ressortir des mots ou des façons de penser que je sais propres à mon milieu d’origine, mais dans une présentation à l’université par exemple, je sais que c’est inapproprié et ça paraît. La honte est un sentiment qui ne trompe pas quand on le ressent », constate l’animateur de radio, qui avoue encore souffrir du syndrome de l’imposteur.

« Chaque fois que j’ouvre le micro, je me demande si je vole la place de quelqu’un d’autre… »

Jean-Philippe Pleau dit être passé de la honte à la honte d’avoir honte. Ce qui a été une honte peut-il devenir une fierté ? « Oui, maintenant, c’est une fierté, répond-il. Mais je ne suis pas rendu encore à l’assumer sans y penser, tout naturellement. Transformer une honte en fierté, ça se fait. Mais l’ignorance, ça demeure un cul-de-sac de la pensée. »

Nourrir le problème

Nous nous attablons, un peu par hasard, à l’endroit même où Jean-Philippe Pleau a écrit la moitié de Rue Duplessis, dans un café de la rue Masson, dans le quartier Rosemont. Je le connais peu, même si c’est la personne que je croise le plus souvent en joggant, sport auquel il s’adonne quotidiennement, à l’instar d’Haruki Murakami, comme une forme de méditation. Notre première rencontre remonte à 2009 alors que j’avais été invité à l’un des premiers épisodes radio-canadiens du Sportnographe, qu’il coanimait à l’époque avec Jean-Philippe Wauthier et Olivier Niquet.

L’émotion l’envahit de nouveau lorsqu’il repense aux premières années du Sportnographe, né « sur les internets » en 2004. « Le gars de 46 ans que je suis aurait de la difficulté à refaire le Sportnographe comme on le faisait à l’époque. Je pense que je nourrissais le problème que je dénonce maintenant. »

«Je riais de gens qui n’avaient pas eu la chance d’aller à l’école longtemps, comme mon père, mais à qui on avait donné un micro. C’est normal qu’ils aient fait constamment des fautes. Et moi, je tapais sur le clou. Ça me fait de la peine de les avoir blessés et de les avoir réduits à ça.»

– Jean-Philippe Pleau, à propos de Sportnographe

Jean-Philippe Pleau, qui a aussi été inspiré par Caroline Dawson (Là où je me terre), souhaiterait que l’on tende davantage le micro à des gens comme son père, qui ne se reconnaissent pas dans les médias, où ils sont essentiellement caricaturés. « Ils ont une vision du monde à partager, rappelle-t-il. On les stigmatise ou on les cantonne à des vox pop. »

Adolescent, le jeune Jean-Philippe faisait l’école buissonnière pour magasiner des accessoires d’autos sport (« J’aime encore les mags ! », admet-il). Trente ans plus tard, Pleau l’intellectuel public s’inspire des méthodes de Pierre Bourdieu, qui s’intéressait aux habitudes sociales et culturelles des différentes classes, pas seulement à leurs habitudes économiques.

« Dans les médias, et dans le discours public, quand on parle de transfuges de classe, c’est essentiellement de manière économique. Ça a sa valeur, mais de réduire ce phénomène à la variable économique, c’est passer à côté de bien des choses. Un de mes chevaux de bataille, avec ce livre, c’est de contribuer modestement à faire prendre conscience que ce phénomène de transfuges de classe n’est pas seulement économique. »

« Ce que je trouve fascinant avec mes parents, c’est que nous sommes différents économiquement, politiquement, culturellement. C’est vraiment une immigration de l’intérieur, comme le dit Annie Ernaux. Je le ressens comme ça. Comme un voyage d’une classe sociale à une autre, avec tous les bouleversements que ça peut créer. Ça vient avec un impact. »

S’il y a une chose qu’il souhaite, c’est que les lecteurs – à commencer par ses parents – perçoivent les lueurs d’espoir dans les interstices du récit de sa « petite noirceur ». « Je pense qu’il y a assez de lumière dans le livre. En le feuilletant, je sens l’amour qu’il y a dedans. On comprend, je l’espère, que ce n’est pas une entreprise de jugement, mais de description sociologique mélangée avec de l’amour. »


Marc Cassivi, La Presse, 3 avril 2024.

Photo: Robert Skinner, La Presse

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