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Portrait photo de Marie-Hélène Voyer.
13 juin 2023

Marie-Hélène Voyer: Une gagnante hantée

« Ça n’aurait pas pu me passer par la tête, ni pour un, encore moins pour deux livres! », s’exclame d’une voix douce et posée l’écrivaine rimouskoise Marie-Hélène Voyer, qui a réalisé un exploit au récent gala du Prix des libraires du Québec en s’illustrant tant du côté de l’essai que dans la catégorie poésie. Un doublé jamais vu en vingt-neuf ans d’existence de cette prestigieuse récompense remise annuellement. Suffit de la lire pour saisir la densité de son monde intérieur, la générosité avec laquelle elle l’ouvre. La femme est habitée. Hantée même. Ça vaut plus d’une médaille.

 

Je ne la connaissais pas, jamais je ne l’avais même lue. Mes « devoirs de journaliste » se sont vite transformés en instants de grâce. Puis, voilà que mon entourage n’en peut plus de m’entendre répéter à quel point l’écriture de Marie-Hélène Voyer est essentielle, accessible, humble, élevante, défricheuse, en somme qu’elle fait une différence dans le paysage littéraire québécois, pour le Québec tout court, qu’il faut la lire, offrir ses mots, qu’ils sont héritage. C’est le destin des grandes œuvres qui font une différence à la lumière de ce qu’on en tire. De celles qui propulsent alors qu’enthousiasmés, on sent en nous monter un attachement renouvelé ou nouveau tout court, une prise de conscience, et, enfin, une reconnexion avec nos aïeux, nos origines. Le choc est fort et inouï.

Bien sûr, la lenteur de l’écrivaine, les manières, le rire amusé, les intermèdes de réflexion pour douter, se reprendre ne trahissent aucune prétention. Elle ne réalise pas tant ce qui se passe, ce qu’elle donne à lire tout court. Rien chez elle ne ressemble à de la vanité. J’en ai assez vu, à la longue, s’écouter parler, s’exciter au simple son de leur voix pour détecter la faille d’amour-propre énervante, le ton suffisant… Pour elle, la discipline en est une d’humilité. Paradoxalement. Publier comme elle le fait est aussi une exposition. Mais elle n’est que témoin ou porteuse en filigrane, ne charrie point son ego dans l’espoir de briller.

Spéléologue de désirs

Prenons d’abord Mouron des champs, son quatrième livre, recueil pour lequel elle vient de gagner le Prix des libraires en poésie. Il dit l’histoire de vies dures et empêtrées de destinées de « filles de fermiers, de pauvresses du bout du rang ». Il donne parole à celles qui se sont tues. Les mères travailleuses acharnées qui n’avaient pas le temps de se demander comment elles allaient. Chez elles, tout était réprimé, elles avaient abdiqué. Pourtant, des parcelles de désir devaient bien se terrer dans un recoin de leur vaste cœur. Cachées peut-être dans un renflement entre deux blessures mal cicatrisées. Et c’est précisément là que Marie-Hélène se transforme en spéléologue de l’âme, une squatteuse en terres de secrets. Dans son voyage intérieur, elle a débusqué sa mère qui s’est enlevé la vie quand la poète n’était encore qu’une jeune femme. Cette voix morte s’arrime à d’autres que nous aimons toutes les deux appeler les taiseuses. Mouron des champs les déterre et les ressuscite une à une. Comment ne pas pleurer en comprenant d’où nous venons avec ces sacrifices survolés d’injustices?

nos mères
belles et intouchables comme des bécasses
elles brûlent leurs ailes, se coupent les ergots
et saignent leurs rêves sans broncher

[…]

tu disais ma vlimeuse rien n’échappe aux lois du ventre
nous sommes nées dans l’eau stagnante des bénitiers
souillées d’abats et de mangeailles lessivées dans l’huile
des eaux de vaisselle nous avons connu chaque jour
l’étrange violence de gaver nos oisillons nous sommes
nées pour langer soigner aimer les hommes de nos
caressantes étreintes nous sommes nées pour gainer
nos désirs dans le jour étroit de nos chairs

tu disais il faut être humbles et oubliables

effacer nos traces toujours

Raser la vérité, créer des illusions
Si, dans Mouron des champs, c’est davantage la parole confisquée à celles qui vivaient recluses dans la sphère domestique qu’elle restitue dans une « désobéissance nécessaire », dans L’habitude des ruines : Le sacre de l’oubli et de la laideur au Québec, cette colère liée à la confiscation qui l’habite beaucoup se révèle différente sous la forme de l’essai cette fois, mais demeure tout aussi présente lorsqu’elle note par exemple le rapport trouble du Québec au temps et à l’espace. « Peut-on bâtir ce pays sans le détruire et sans verser dans l’insignifiance? », qu’elle demande en constatant des démolitions en série, des attaques de promoteurs qui ne pensent qu’à engloutir l’espace et le bien commun pour leur propre profit. « Ce paradoxe qui nous amène à raser ce qui existe déjà pour fabriquer du faux ancien, des faux châteaux alors qu’on n’a aucune espèce d’héritage avec la royauté de quelques origines que ce soit. C’est triste », confie l’écrivaine dans la quarantaine qui a grandi à la campagne, terrain fertile pour faire pousser des réflexions.

Au contact de ses trois enfants âgés de 6, 8 et 18 ans, auprès de ses étudiants en littérature qui la passionnent au Cégep de Rimouski, situé tout près de chez elle où règne un bordel perpétuel de famille occupée, la professeure veut rester fidèle à ses origines, pour des raisons qui dépassent la simple nostalgie d’un monde ancien. « Dans un avenir très, très proche, on sera confrontés à des enjeux territoriaux encore plus pointus, plus aigus, et il me semble qu’on va devoir renouer avec un sens de l’accueil qu’on a peut-être perdu dans nos sociétés repliées et frileuses. »

Ces pensées la hantent. Elle se décrit elle-même comme une « hantée sereine ». « Je crois que la hantise est ce que j’ai de plus précieux, car elle nourrit mon rapport à l’écriture. L’état de hantise est très proche de l’état amoureux. Je trouve que ces deux mots sont évidents dans mon rapport à la création. Dans les deux cas, on est obsédés par une image qui s’impose et qui reste. Qui refuse de nous quitter. L’écriture, c’est peut-être essayer de comprendre cette image et de la résoudre. »

En terminant à contrecœur notre entretien qui aurait pu durer encore, je lui dis qu’elle a une vieille âme. Ça la fait rire parce qu’elle se décrit comme une « malcommode pas sage ». Les désobéissantes de sa trempe sont aussi essentielles que le souvenir qu’on doit préserver de celles qui étaient là avant nous. Plus jamais nous ne nous tairons/terrons. Les saccageurs n’ont qu’à bien se tenir.


Claudia Larochelle, Les Libraires, 13 juin 2023.

Photo: Michel Dompierre

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