Malades de nous
C’est une plaie nauséabonde et purulente. Il serait plus simple d’amputer et de faire fi du passé, de vivre dans le déni. Il faudra réécrire les livres d’histoire, repenser notre rôle, revisiter le narratif. Ce n’est pas une lubie woke bien-pensante, ce sont des faits inscrits dans l’ADN canadien. Il semble être plus facile de demander pardon pour Joyce Echaquan, pardon pour les filles et les femmes disparues sans qu’on les cherche, pardon pour les pensionnats et les enfants enterrés à la va-vite, que de reconnaître les mots « racisme systémique » et « génocide » qui exigent d’accepter une responsabilité.
À la place Émilie-Gamelin, le 28 septembre dernier, Samir Shaheen-Hussain s’activait en coulisse même s’il n’y avait pas d’estrade, qu’un cercle, un tambour, de la sauge et des larmes. Il était l’un des organisateurs de cette soirée commémorative pour le triste anniversaire de la mort de Joyce Echaquan et il a lancé en 2018 la campagne « Tiens ma main » pour que les enfants autochtones puissent être accompagnés d’un parent lors d’évacuations médicales aériennes.
Issu d’une modeste famille d’immigrants politisés de Brossard, le Dr Shaheen-Hussain est pédiatre urgentiste le jour et militant le soir (ou l’inverse, c’est selon). Il m’a approchée — puis talonnée — il y a sept mois pour que je lise son livre Plus aucun enfant autochtone arraché. Les 450 pages dénoncent le colonialisme médical canadien, la complicité et la duplicité du corps médical dans le génocide autochtone en vue d’accaparer territoires et ressources.
J’en suis sortie révoltée, comme après avoir lu le rapport d’enquête de la coroner Géhane Kamel sur la mort de Joyce.
Se basant sur une masse de documents historiques et des sources comme la Commission royale sur les peuples autochtones, le Dr Shaheen-Hussain n’y va pas avec des pinces chirurgicales pour enlever le pansement et exhiber cette plaie vive, ce massacre politique qu’a servi le boys’ club médical et religieux tout au long du XXe siècle jusqu’à ce jour. L’ensemble du personnel soignant ; médecins, infirmières, préposées, qui ont précipité la mort de Joyce Echaquan n’est que le dernier maillon d’une longue chaîne de haine.
De la variole à la stérilisation forcée
On avait entendu parler des expositions à la variole pour éliminer les Autochtones, mais les nazis n’ont rien à envier à ce que le corps médical canadien a employé comme méthodes, allant d’études sur la famine imposée au pensionnat en passant par les greffes de peau, les essais cliniques de médicaments sur les enfants — à qui on refusait lesdits médicaments une fois commercialisés — , les stérilisations forcées ou cachées (encore aujourd’hui), la contention, l’alitement en camisole de force ou dans des plâtres jusqu’au torse (pour les empêcher de bouger), les enfants mis en contact avec des tuberculeux (dans un des pensionnats, 69 % des enfants en sont morts) ou jamais retrouvés lors d’évacuations aériennes d’urgence, etc.
On a effectivement « tué l’Indien dans l’enfant », ou l’enfant tout court. 165 000 d’entre eux ont goûté à cette médecine, en plus des sévices corporels et sexuels.
Lorsque le système se replie défensivement sur lui-même, c’est la définition même du racisme systémique
Pour le Dr Shaheen-Hussain, le racisme systémique englobe le racisme institutionnel et relationnel : « Le Canada ne veut pas employer le mot génocide parce que ce n’est pas une période donnée comme au Rwanda. C’est ancré. Ça s’étale sur plus d’un siècle. »
La psychiatre Marie-Ève Cotton visite le Nunavik depuis 22 ans à raison de trois mois par année et dénonce elle aussi le racisme systémique dans un corps médical qu’elle souhaiterait plus féministe, plus humble et moins cupide. « J’étais au Nunavik à la mort de Joyce Echaquan. Ça ravive des souvenirs douloureux. Il y a une réverbération traumatique pour eux en voyant que ça se poursuit. Ils ont presque tous une histoire où ils se sont sentis chosifiés, infériorisés. »
C’est 150 ans de colonialisme médical; ça ne changera pas en une année
La Dre Cotton est également professeure adjointe à la Faculté de médecine de l’Université de Montréal ; elle y donne un cours sur le racisme envers les Autochtones. « Je me suis intéressée aux Autochtones parce que je me demandais pourquoi ils étaient invisibles. En fait, ils brisent notre équilibre identitaire. Les Québécois se sont construit une image de victimes face aux anglophones, mais quand tu regardes la réalité autochtone, c’est nous, l’agresseur. » Cela expliquerait, selon elle, la difficulté pour des gouvernements nationalistes comme celui de François Legault ou pour le PQ de reconnaître le racisme systémique (inclus dans le Principe de Joyce), que même le très progressiste Collège des médecins admet.
Mourir d’injures
Il ne fait aucun doute pour le pédiatre urgentiste comme pour la psychiatre que l’état de santé de Joyce Echaquan ait pu être fortement aggravé par des mots racistes et violents. Le Dr Shaheen-Hussain me parle de « cardiomyopathie de stress ou syndrome de Takotsubo », mieux connu sous les termes de « syndrome du cœur brisé », et la Dre Cotton, d’hyperadrénergie et de réponse physiologique au stress due à un taux de cortisol dans le plafond.
Chose certaine, après avoir discuté avec Pierre-Paul Niquay, un Atikamekw de Manawan qui vient de perdre son fils Jeffrey, 41 ans, le 27 septembre dernier, on peut supposer que l’incident de Joyce continue à faire des victimes indirectes, en silence. Jeffrey Niquay a caché ses douleurs abdominales à son entourage. Sa mère est une Echaquan… Il serait décédé d’une péritonite. « On se bat contre le racisme systémique, constate M. Niquay. Depuis des générations, on nous dit d’arrêter de nous plaindre. »
De toutes les inégalités, les injustices qui touchent la santé sont les plus choquantes et les plus inhumaines
Trois facteurs hérités de traumatismes intergénérationnels ont contribué à la perte de Jeffrey, selon lui : « Mon fils ne voulait pas se plaindre, il préférait endurer quand il avait mal. Ensuite, on nous a enseigné à ne pas nous aimer au pensionnat. Ça touche à notre valeur comme être humain. Et puis, il disait toujours : si je vais à l’hôpital, comment vont-ils me traiter ? »
Jeffrey Niquay n’a pas voulu subir le sort de Joyce Echaquan. Il laisse notamment dans le deuil une conjointe, douze enfants et quatre petits-enfants qui hériteront du désespoir et de l’impuissance si nous ne reconnaissons pas de façon collective le racisme institutionnel, directement ou indirectement, jour férié improductif ou pas.
Il est inacceptable que de larges pans de notre société nient une réalité aussi bien documentée
Comme l’a souligné la coroner Kamel qui demande au gouvernement de reconnaître le racisme systémique : « Pour être dépisté, le racisme doit se comprendre comme camouflé dans la culture dominante. Dire Kwei (salutation), c’est bien, mais c’est insuffisant. »
Joblog | Ils marchent avec les loups
Depuis le 6 septembre dernier, des citoyens québécois et autochtones marchent vers Québec dans l’espoir de sensibiliser la population et les élus à la sauvegarde des forêts publiques et de la centaine de projets d’aires protégées (22 000 km2) mises de côté par le gouvernement.
La Grande Marche pour la protection des forêts débarquera dans la capitale nationale le 16 octobre prochain, après avoir parcouru 1000 km en 40 jours, certains partis de l’Abitibi, d’autres de la Côte-Nord, de l’Estrie ou de l’Outaouais. Dans chaque village et communauté autochtone traversé, des gens se joignent à eux. On peut les suivre ou aller les retrouver grâce à une carte interactive disponible ici. Un grand rassemblement est prévu à Québec le 16 octobre à 14 h.
Noté que 66 % des Québécois reconnaissent le racisme systémique, selon un sondage Léger mené du 24 au 26 septembre pour le compte de l’Association d’études canadiennes. La Dre Marie-Ève Cotton me soulignait avec à-propos qu’on a toujours perçu les Autochtones comme un fardeau financier, mais que « jamais on ne parle de comment on s’est enrichis comme nation en les exploitant ».
Lu le rapport de la coroner Géhane Kamel. Consternant. Pour appuyer le Principe de Joyce, c’est ici.
Adoré la lettre à Manishan de Vanessa Courville. Parce qu’il n’y a pas que le colonialisme médical, il y a aussi le colonialisme en éducation.
Craqué en visionnant le documentaire poétique de la cinéaste Alanis Obomsawin, Christmas at Moose Factory. Tourné dans un pensionnat du nord de l’Ontario et diffusé en 1971, il fait parler les enfants autochtones et leurs dessins. Treize minutes magnifiques et touchantes. Comment a-t-on pu leur faire ça ?
Dévoré l’essai du pédiatre urgentiste Samir Shaheen-Hussain. Je lui laisse les derniers mots : « Je défie publiquement le premier ministre Legault de lire Plus aucun enfant autochtone arraché. Pour en finir avec le colonialisme médical et ensuite de me regarder droit dans les yeux en affirmant que le racisme systémique n’existe pas au Québec. » Monsieur Legault, vous avez reçu le livre. Comme me l’ont souligné plusieurs Autochtones, il n’y a pas de blâme, pas de jugement, mais il faudra des générations pour réparer tout cela.
Josée Blanchette, Le Devoir, 8 octobre 2021
Photo: Jacques Nadeau / Le Devoir. Lors d’une cérémonie commémorative à Montréal, ce printemps, à la mémoire des 215 enfants dont les restes furent découverts sur le site de l’ancien pensionnat autochtone de Kamloops, en Colombie-Britannique.
Lisez l’original ici.