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Photo montrant le visage des personnages de la série «Silicon Valley».
29 octobre 2024

«Les entrepreneurs de la Silicon Valley ont une conception archaïque du futur»

Dans son essai Les prophètes de l’IA, paru le 25 octobre aux éditions Lux, le journaliste Thibault Prévost – collaborateur régulier d’Usbek & Rica – dresse un portrait démystificateur des grands noms de l’intelligence artificielle qui nous vendent la fin des temps. Entretien.

 

Usbek & Rica : Dans la famille des prophètes de l’IA, on retrouve les optimistes, tel que l’ex-PDG de Google Larry Page, les modérés, dont le chercheur en chef chez Meta Yann Le Cun, et les doomers, comme l’écrivain américain Eliezer Yudkowsky, qui appellent à l’arrêt pur et simple des recherches en intelligence artificielle. Comment s’est construite cette galaxie d’entrepreneurs de la Silicon Valley obsédés par l’IA ?

Thibault Prévost: Le socle commun de cet écosystème est le transhumanisme, popularisé dans les années 1950 par le biologiste et philosophe britannique Julian Huxley (frère d’Aldous Huxley, auteur du Meilleur des mondes). Ce mouvement, qui a pris de l’ampleur dans les années 1990 sous l’impulsion de penseurs comme Max More, n’a cessé de s’actualiser au fil du temps pour s’adapter aux idéologies dominantes, en particulier économiques. C’est ainsi qu’ont émergé des concepts comme l’altruisme efficace ou le long-termisme qui, en faisant du futur une priorité, délaissent le présent. En effet, le transhumanisme permet de balayer d’un revers de main les responsabilités sociales, environnementales et politiques des élites économiques, sous prétexte qu’elles œuvrent pour un avenir meilleur.

U&R: Tous « les prophètes de l’IA appartiennent à une même communauté, écrivez-vous. Ils viennent des mêmes campus universitaires, assistent aux mêmes conférences, sont invités aux mêmes réunions ». Les utopistes et catastrophistes constituent-ils les deux faces d’une seule et même pièce ?

TP: Oui, absolument. La chercheuse et journaliste Nirit Weiss-Blatt a réalisé plusieurs enquêtes, dont « The AI Panic Campaign », démontrant que les IA-catastrophistes et les techno-optimistes sont indissociables. De la même manière que le Paradis et l’Enfer font partie de la même eschatologie chrétienne, « l’IApocalypse » et le techno-optimisme représentent les deux faces d’une même vision techno-scientifique de l’avenir.

U&R: Quels sont leurs autres points communs ?

TP: Les patrons de la Silicon Valley sont tous persuadés qu’ils font partie d’une élite cognitive. Ils croient fermement que leur expertise leur confère une supériorité intrinsèque sur le reste de l’humanité, justifiant leur position de pouvoir. Cette vision commune est extrêmement problématique en ce qu’elle est imprégnée de racisme et d’eugénisme. Pour Elon Musk, par exemple, la survie de la planète passe par la reproduction en nombre d’individus qu’il considère intelligents.

Persuadés de leur supériorité intrinsèque sur le reste de l’humanité, certains entrepreneurs américains vont jusqu’à envisager des formes de sécessionnisme avec le gouvernement pour prendre leur indépendance.

U&R: Dans votre ouvrage, vous constatez qu’avant 2014, ces « évangélistes » étaient totalement absents de la vie politique et médiatique. Comment sont-ils passés de la marge au centre de l’attention médiatique ?

TP: L’arrivée de ChatGPT a complètement rebattu les cartes. Cet agent conversationnel a suscité une véritable sidération lors de son lancement fin 2022. La Silicon Valley a capitalisé sur cet effet pour se positionner comme unique dépositaire du savoir sur l’IA, prétendant être la seule entité à en comprendre les enjeux et la complexité. Cela a conduit à une véritable opération Blitzkrieg dans les médias, alimentant artificiellement un sentiment de panique face à l’IA à coup de lettres ouvertes, de tribunes et de conférences. Avant même l’arrivée du chatbot d’OpenAI, plusieurs acteurs de la Silicon Valley avaient préparé le terrain. Comme Sundar Pichai, PDG de Google, qui a déclaré début 2018 que l’IA est la plus grande invention depuis le feu ou l’électricité.

Les géants de la Silicon Valley ont notamment utilisé cet effet de sidération pour paralyser l’esprit critique des journalistes. En 2023, le Time a publié un numéro spécial sur l’IA, intitulé « La fin de l’humanité », renforçant l’idée que l’intelligence artificielle est une boîte noire que seules les grandes puissances technologiques peuvent maîtriser. Nous avons déjà connu des discours similaires autour des cryptomonnaies et du métavers, promettant aussi bien une émancipation collective qu’une apocalypse imminente. Il est crucial que les journalistes développent un alphabétisme technologique pour éviter de se laisser piéger à nouveau. Nous devons exiger des preuves concrètes sur ce que l’IA peut réellement accomplir, plutôt que de spéculer sur ce qu’elle pourrait faire. Focalisons-nous sur des données tangibles.

U&R: Certains entrepreneurs de la Silicon Valley sont parvenus à intégrer, en quelques mois seulement, les cercles des décideurs politiques, à l’instar de Sam Altman qui a fait une tournée mondiale de cinq semaines pour prêcher la bonne parole auprès des régulateurs de 25 villes différentes. Quel poids politique ont-ils ?

TP: Les Big Tech imposent leur tempo aux décideurs. Entre juin et décembre 2023, 86 % des rencontres organisées par la Commission européenne pour la rédaction de l’AI Act ont eu lieu avec des lobbyistes de l’industrie. Ils se sont démenés pour faire disparaître les obligations de transparence, le respect des droits d’auteur concernant les données d’entraînement et l’évaluation de l’impact environnemental des produits. Bref, ils ont complètement travesti les textes qui devaient réellement réguler l’IA.

Il est clair que le rapport de force entre le secteur public et le secteur privé est complètement déséquilibré. Et pour cause : les géants de la tech comme Google, Microsoft, Amazon et Meta détiennent un pouvoir financier considérable. Il n’y a qu’à voir le fabricant de puces Nvidia : à lui seul, il pèse plus en bourse que l’intégralité du CAC40.

Leur hégémonie s’explique aussi par le nombre d’infrastructures dont ils disposent. Nous sommes passés d’une économie industrielle – dominée par une élite détentrice des moyens de production – à une économie cloudaliste, comme l’explique Yanis Varoufakis (ancien Ministre des Finances de la Grèce, ndlr) dans son ouvrage Technoféodalisme (éd. Les Liens Qui libèrent). Dans cette économie, celui qui détient le data center – autrement dit celui qui détient les moyens de calcul et de prédiction – détient l’avenir de la société entre ses mains.

U&R: Tout au long de votre ouvrage, vous comparez l’IA à une religion et ses promoteurs ou contempteurs à des prophètes. Pourquoi ?

TP: La religion et la technoscience avancent main dans la main depuis des siècles. Comme le montre l’historien David Noble dans The Religion of Technology, l’Église catholique réalise dès le Moyen Âge que le progrès technique peut aider l’humanité à recouvrer sa perfection originelle, celle du jardin d’Éden, en quittant son corps biologique, synonyme de péché. La technologie devient alors synonyme de rédemption.

Le transhumanisme est une forme de réécriture de l’Évangile. Le philosophe britannique Julian Huxley explicite d’ailleurs ce lien dans son recueil d’essais intitulé New Bottles for New Wine (1957) en qualifiant le transhumanisme de « religion sans révélation », de « nouvelle croyance ».

U&R: Dans votre essai, vous qualifiez les prophètes de l’IA de Cassandre des temps modernes. « Chaque fois qu’ils interviennent dans les médias, c’est pour nous mettre en garde contre les risques planétaires que présentent, selon eux, les outils qu’ils sont précisément en train de développer », écrivez-vous. Comment expliquer cette ambivalence ?

TP: C’est là le cœur même du technosolutionnisme. L’ancien PDG de Google, Eric Schmidt, en est un exemple criant. Il a récemment donné une conférence sur l’intelligence artificielle à Washington, lors de laquelle il a soutenu que les objectifs climatiques actuels devraient être relégués au second plan au profit d’investissements illimités dans l’IA. D’après lui, il est illusoire de penser que l’on pourra réduire les émissions de gaz à effet de serre. C’est pourquoi il préfère parier sur l’intelligence artificielle, plutôt que sur l’humanité, pour résoudre la crise climatique. Cette déclaration illustre parfaitement l’idéologie de la Silicon Valley, qui prétend avoir toutes les solutions aux problèmes qu’elle a elle-même contribué à créer. Car, rappelons-le, l’IA est un véritable gouffre énergétique. Chaque image générée par un logiciel comme Midjourney ou DALL-E consomme autant d’électricité qu’une charge complète de téléphone.

U&R: Quelle personnalité incarne le mieux cet écosystème de pompiers pyromanes ?

TP: Du point de vue de l’opinion publique, c’est sans doute Elon Musk. Personnellement, je pense que Peter Thiel, cofondateur de PayPal, épouse encore plus cette dynamique du fait de ses positions radicales. En 2009 déjà, il affirmait que la liberté et la démocratie sont incompatibles. Puis, en 2016, il a fait don de 1,25 millions de dollars en faveur de Donald Trump lors de la campagne présidentielle. Il soutient également des personnalités aux idées nauséabondes, comme le blogueur suprémaciste Richard Hanania, qui prône la stérilisation forcée des personnes qui ont un faible QI. Bref, Peter Thiel, sorte d’empereur Palpatine de la Bay Area, est un véritable techno-autoritariste.

U&R: Que ce soit Peter Thiel, Elon Musk ou encore Mark Zuckerberg, tous sont « persuadés que leur fortune suffira à matérialiser un univers de science-fiction et de fantasy ». Qu’entendez-vous par là ?

TP: La plupart des « prophètes de l’IA » ont trouvé dans la SF un refuge face à un présent qui ne leur convenait pas. C’est le cas de Peter Thiel, qui a notamment grandi avec Les Jetson. Cette série animée offre une vision désuète de l’an 2062, où des familles résident dans des stations orbitales, utilisent des jet-packs pour se déplacer et délèguent leurs tâches à des robots.

C’est une représentation nostalgique de l’Amérique des années 1950, rehaussée d’une touche de chrome. Cette vision, fondamentalement conservatrice, illustre combien les entrepreneurs de la Silicon Valley ont une conception archaïque du futur.


Emilie Echaroux, Usbek & Rica, 29 octobre 2024.

Photo: Photo promotionnelle de la série Silicon Valley © HBO

Lisez l’original ici.

 

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