Les comptes rendus, novembre 2012
Michael Schmidt, Cartographie de l’anarchisme révolutionnaire
Michael Schmidt, journaliste sud-africain et militant anarchiste, remet en cause l’historiographie traditionnelle anarchiste. Trop souvent, à son goût, les anarchistes se contentent de faire référence à cinq moments forts de la mémoire collective anarchiste : les martyrs anarchistes de Haymarket exécutés en 1887 aux États-Unis, la Charte d’Amiens de la CGT en 1906, texte fondateur du syndicalisme révolutionnaire, la révolte des marins de Cronstadt en 1921 contre la dictature des bolcheviks, la révolution espagnole de 1936-1939 et enfin mai 68 en France. L’auteur critique cette martyrologie du mouvement anarchiste qui laisse de côté certaines participations beaucoup plus actives des anarchistes : à la révolution mexicaine de Basse-Californie en 1910-1920, à la révolution de Mandchourie en 1929-1931, à l’implantation des syndicats clandestins à Cuba entre 1952 et 1959… Il critique cet ethnocentrisme fixé sur l’Atlantique Nord, qui oublie les mouvements d’Europe de l’Est, d’Amérique du Sud, du Japon, de la Chine, de la Corée ou encore du Vietnam. Michael Schmidt propose un récit plus large de l’histoire du mouvement anarchiste.
Le livre de l’auteur se réfère à la « grammaire communiste libertaire », à l’anarchisme classiste, celui qui fait de la reconnaissance de la lutte des classes et de l’existence des classes sociales, et non de l’humanité ou des individus, la base de l’action anarchiste. Dans leur livre, Black Flame : The Revolutionary Class Politics of Anarchism and Syndicalism (Counter-Power vol. 1), Lucien van der Walt et Michael Schmidt affirment d’ailleurs que : «the class struggle anarchism, sometimes called revolutionary or communist anarchism, is not a type of anarchism… it is the only anarchism».On comprend dès lors, pourquoi l’auteur fait démarrer l’origine de l’anarchisme à la Première Internationale en 1864, et plus particulièrement à la scission de 1868 entre la majorité anarchiste et la minorité marxiste.
Michael Schmidt distingue cinq vagues de militantisme anarchiste ‑ distinction qui s’apparente plus à des repères historiques qu’à une véritable loi immuable historique. Il différencie par ailleurs deux approches de la stratégie de la grande tradition anarchiste : l’anarchisme de masse d’une part, qui considère que seuls les mouvements de masse peuvent provoquer des changements révolutionnaires dans la société et qui donne un rôle prépondérant aux organisations comme les syndicats révolutionnaires ; l’anarchisme insurrectionnel d’autre part, qui s’appuie sur la lutte armée, voire le terrorisme.
La première vague, relevée par l’auteur, débute en 1868 avec la Fraternité internationale, créée par Mikhaïl Bakounine, à la suite de la publication de son Programme (abolition de l’État-Nation, des forces armées, des tribunaux, du clergé et de la propriété privée). L’anarchisme de masse se constitue notamment au sein de fédérations en Espagne, au Mexique, en Uruguay, à Cuba et aux États-Unis, puis plus tardivement en Allemagne. Cette première vague est une réponse aux insuffisances du marxisme et aux dangers du terrorisme populiste des narodnik. Cette vague se termine en 1894, suite à la dissolution de l’Internationale noire en 1893, et au développement de l’anarchisme insurrectionnel.
La deuxième vague, 1895-1923, est une période durant laquelle, selon M. Schmidt, il y a une consolidation du syndicalisme anarchiste et révolutionnaire. Deux événements participent à cette expansion au début du XXe siècle : d’une part les guérillas anarchistes et la constitution de communes en Macédoine en 1903 et d’autre part l’apparition des premiers soviets, d’inspiration anarchiste, à Moscou et à Saint-Pétersbourg en 1905-1907. On peut aussi signaler la création de la Croix noire anarchiste au cours de cette période. Dans le prolongement de ces événements, des syndicats révolutionnaires sont créés aux États-Unis (IWW) puis en Australie, au Canada, en Grande-Bretagne, en Afrique du Sud… Par ailleurs, à l’issue de la révolte russe, de nombreux anarchistes (comme Pierre Kropotkine) vont s’exiler à Londres et diffuser la nécessité d’une action collective, par opposition aux anarchistes individualistes. De fait, les fédérations anarchistes vont travailler de concert avec les syndicats anarchistes révolutionnaires dans de nombreux pays d’Amérique latine, en Espagne, au Portugal… Et en 1922, une nouvelle Internationale des travailleurs est créée à Berlin. Pendant cette vague, on assiste également à l’éclosion de différents mouvements révolutionnaires : de 1910 à 1920, il y a une révolution d’influence anarchiste au Mexique, qui s’éteindra en raison de la fragmentation des groupes révolutionnaires ; en 1919, l’Armée insurrectionnelle révolutionnaire d’Ukraine, liée aux groupes anarcho-communistes, libère un territoire de 7 millions d’habitants. En Russie également des mouvements anarchistes se développent (en Sibérie, à Cronstadt…). Mais dans les deux cas, ces mouvements seront étouffés par les bolcheviks. Si on ajoute l’échec de la révolution de 1918-1923 en Allemagne, se termine une période qui verra monter les nationalismes et également le découragement de nombreux anarchistes.
La troisième vague, 1923-1949, se fait dans un contexte de mise en place des deux totalitarismes que sont le fascisme et le bolchevisme. Durant cette période, il y a un reflux des mouvements anarchistes, expliqué notamment par la domination soviétique, mais aussi par le développement de la social-démocratie et des premiers éléments de l’État-Providence. Il y a, malgré tout, de nouveaux mouvements anarchistes avec la création en 1928 de la Fédération anarchiste orientale, regroupant le Japon, la Chine, la Corée, le Vietnam, l’Inde, et au cours de la même année de l’Association continentale américaine de travailleurs en Amérique latine. Il y a une révolution en Mandchourie entre 1929 et 1931, dans la préfecture de Shinmin, qui créée une structure administrative régionale socialiste libertaire. Cette révolution mandchoue sera écrasée par l’invasion japonaise de 1931. En Europe, c’est en Espagne que naît et se développe une révolution, à la suite du putsch de l’armée coloniale, entre 1936 et 1939. Des communes libres apparaîtront en Catalogne, Aragon, à Valence. Les différentes fédérations anarchistes et la Confédération nationale du travail vont s’allier, sans toutefois permettre une cohésion efficace. À la suite des différents échecs révolutionnaires, le mouvement anarchiste va perdurer au sein de la résistance aux totalitarismes. Par ailleurs des fédérations vont apparaître en Afrique. En 1948, des Commissions internationales anarchistes sont créées afin de faciliter les relations entre les différents mouvements dans le monde, et se réunissent conjointement en 1949 à Paris.
La quatrième vague, 1950-1989, se caractérise par l’affaiblissement du mouvement anarchiste. Ce déclin temporaire se fait dans un contexte de guerre froide, d’apparition de dictatures en Amérique latine, du bolchevisme en Extrême-Orient, du totalitarisme en Chine, en Corée. Toutefois, l’anarchisme reste présent dans le syndicalisme, notamment lors des grèves de 1956 au Chili et en Argentine, dans la création de nouvelles fédérations comme en Uruguay ou bien dans des mouvements de guérilla en Chine et en Espagne. C’est surtout à partir de 1968 que l’anarchisme va connaître un renouveau avec les mouvements sociaux qui secouent de nombreux pays : France, États-Unis, Sénégal, Allemagne, Japon, Mexique… En Amérique latine, les anarchistes s’opposent aux dictatures, au Chili, puis en Argentine, mais sont écrasés par la répression. Au Moyen-Orient de nouveaux mouvements apparaissent, en Irak, en Iran. Certains mouvements dans l’hémisphère nord s’orientent vers une lutte plus violente : sabotages en Grande-Bretagne, premiers membres d’Action directe en France, mouvement du 2 juin en Allemagne, groupes révolutionnaires au Pays Basque… mais qui, pour la plupart, se perdront dans un terrorisme déconnecté des thèses anarchistes. Par ailleurs, on assiste à une prolifération d’organisations anarchistes à travers le monde, notamment dans les pays de l’Est et en Russie.
La cinquième vague commence en 1990 et se poursuit aujourd’hui. Elle est portée par l’effondrement du bloc soviétique, de la Yougoslavie. Les mouvements anarchistes souterrains peuvent donc se constituer en fédérations. La fédération la plus importante dans le monde aujourd’hui étant Action autonome qui possède des sections dans de nombreuses villes de Russie, d’Arménie, au Bélarus, en Ukraine… Des mouvements se développent à nouveau depuis les années 2000 à Cuba, en Amérique du Sud, en Afrique, aux États-Unis, au Canada. Par ailleurs, l’anarcho-syndicalisme reste présent, ainsi la CGT espagnole compte 60 000 adhérents.
Autre intérêt du livre, Michael Schmidt met en relation chaque vague à l’évolution de la théorie et de la stratégie anarchistes. Ainsi, dans la première vague, c’est le programme de Bakounine qui domine, avec le rejet de toute solution étatiste, le rôle d’intermédiaire de l’organisation révolutionnaire anarchiste. Dans la seconde vague, les exilés russes à Paris (dont Makhno) publient La Plate-Forme, qui préconise une discipline interne stricte et une unité théorique et tactique au sein des différentes organisations anarchistes et le projet d’une société révolutionnaire fondée sur les soviets. Les anarchistes traditionnels s’opposeront à cette orientation en accusant les plate-formistes de bolcheviser l’anarchisme, et proposeront la synthèse anarchiste, avec une idéologie plus souple, d’où le nom de synthétistes. Lors de la troisième vague, en Espagne, les durrutistes publient un document stratégique prônant la création d’une junte (un soviet) révolutionnaire, et sont également accusés d’autoritarisme. Dans la plupart des pays, la plate-forme reste dominante. Lors de la quatrième vague se développe le fontenisme (de Georges Fontenis, militant français) à la suite de la publication du Manifeste du communisme libertaire. Ce manifeste s’oppose aussi bien à l’extrémisme individualiste qu’au bolchevisme, et prône la constitution d’une avant-garde implantée au sein des syndicats et autres organisations de masse. Enfin, lors de la cinquième vague, les plate-formistes s’imposent dans un mouvement anarchiste en pleine croissance, et notamment en Amérique du Sud où la Plate-Forme est connue sous le nom d’especifismo.
Le livre de Michael Schmidt est un ouvrage militant, écrit par un militant anarchiste. La conclusion est de ce point de vue explicite et appelle à la lutte quotidienne. Il ne s’agit donc pas d’une présentation historique objective des mouvements anarchistes. Mais ce n’était pas le propos revendiqué de l’auteur. On y trouvera toutefois des informations intéressantes sur des mouvements et des organisations oubliées, ou en tout cas, trop peu étudiées par les historiens ou les anarchistes eux-mêmes.
Jacques Ghiloni
Revue Lectures, liens socio, 12 novembre 2012
Voir l’original ici.