L’effacement tranquille de notre patrimoine
Ce livre devrait être une lecture obligatoire pour les élus et la fonction publique. J’ai retenu quelques passages et phrases dont l’expression « effacement tranquille ». On ne s’en rend pas toujours compte, mais petit à petit, des choses, des édifices, des gens et des mœurs disparaissent. Je me le rappelle souvent en voyant mon ami Luc, propriétaire du dernier club vidéo à Montréal : le Cinoche sur l’avenue Mont-Royal. Allez le voir!
Impressions et réflexions sur le livre « L’habitude des ruines », de Marie-Hélène Voyer qui nous livre ses réflexions sur l’urbanisme et l’aménagement des villes d’aujourd’hui qui seront le patrimoine de demain. Puis, elle se penche sur notre héritage collectif qu’est le patrimoine bâti.
J’œuvre dans le milieu de la mise en valeur de l’histoire et du patrimoine depuis plusieurs années. À la rencontre des jeunes, j’utilise souvent la comparaison des albums de photos anciennes de leurs familles chez eux. Est-ce utile? Est-ce grandiose? La réponse est « non », mais ces souvenirs ont une importance tout de même. Même des enfants peuvent savoir ce qu’est un devoir de mémoire.
Considéré, notre patrimoine?
Plusieurs sujets abordés dans ce livre concernent la plupart des localités, dont l’arrondissement Ahuntsic-Cartierville. Le patrimoine ne demande pas d’être idéalisé, mais d’être seulement considéré. L’auteure l’image très bien en décrivant le patrimoine bâti comme étant la syntaxe de notre histoire. Il y a des gens qui s’expriment mieux que d’autres. Comme il y a des demeures plus intéressantes que d’autres.
Les bâtiments d’autrefois ont des histoires à raconter par leur architecture, par le savoir-faire de leurs constructeurs et de ceux et celles qui y ont habité. Petits ou grands, ils ont des choses à raconter! Et cela même dans une « syntaxe » pauvre et peu grandiose.
Plusieurs petites maisons humbles vernaculaires sont modifiées et dénaturées par des ajouts douteux par des habitants qui ne savent pas mieux faire. Cependant, ceux qui savent le font aussi! Le boulevard Gouin en regorge d’exemples!
L’auteure dénonce ceux qui savent et qui autorisent des aménagements qui ignorent l’esprit des lieux. La loi du marché et la loi du « va-comme-je-te-pousse » piétinent la beauté, la cohérence et la continuité pour leur opposer des architectures misérables et brouillonnes.
Des constructions vides de sens
Les nouveaux développements et les nouvelles maisons modèles font fi du vivre-ensemble et du sens de la communauté. Ce sont des individualités souveraines, pompeuses, vides et sans mémoire. En banlieue, comme le dit si bien Mme Voyer, on construit trop souvent du « nulle part partout ».
En ville, ce n’est guère mieux, nous prévient-elle. On nous propose des condos de rêve. Vivez en hauteur! Vivez intensément! Habiter simplement? Non. C’est la chasse insatiable vers le vide. Vivez en hauteur avec piscine, bain turc, espace yoga, gym, stationnement… Une expérience scandinave style Manhattan villégiature! Ouf. Rien de moins! Bref, on nous vend de vivre ailleurs. L’auteure mentionne d’ailleurs le projet Voltige, à proximité du Marché Central, à titre d’exemple.
On érige des constructions déconnectées qui ne ressemblent à rien. Au mieux, ce ne sont que des condos ou des manoirs luxueux et hyper sécurisés.
Les résidences pour aînés sont dans le même registre, souvent coupées de la société. L’homogénéité sociale de ces lieux oppose coexistence et cohabitation. Ces projets sont des paradis qui s’adressent à des « vieux rentables ». C’est loin de l’inclusion.
«J’ai eu le privilège d’apprendre d’historiens locaux comme René Tellier, Louis de Kinder et Robert Laurin. Humblement, je reprends le bâton de pèlerin. Nous sommes nombreux à vouloir raconter ces écosystèmes que sont ces quartiers, ces milieux de vie, ce patrimoine vivant! »
Peu optimiste
À mon avis, un quartier est un écosystème où l’on devrait retrouver un peu de tout. Mais, on voit beaucoup de projets domiciliaires déconnectés de leur milieu, comme le fameux Manoir Porn Hub, et des univers comme les résidences de retraités où la mixité sociale n’existe pas. On se gargarise avec des discours faisant l’éloge des projets durables et structurants alors que la vraie tendance est à la « rénoviction »!
Madame Voyer n’est pas très optimiste quand il se construit toujours près des bretelles d’autoroutes des édifices de centres commerciaux à bas prix et sans imagination qui n’auront plus d’utilité après leur fermeture. Mais, ils ont de grands stationnements! Comme un meuble en mélamine, ça ne coûte pas cher, ça ne vaut pas grand-chose et ça finit abandonné sur le bord du chemin.
En entrevue avec le JDV, Mme Voyer mentionne que la situation n’est guère mieux ailleurs dans le monde.
« Il ne faut pas nécessairement se comparer. En France, par exemple, il y a un désengagement de l’État… ce sont les citoyens qui doivent acheter des gratteux pour sauver le patrimoine. »
L’effacement tranquille…
De 2003 à 2019, 22 % du parc immobilier religieux patrimonial a disparu, note l’auteure.Il est ironique et même cynique de voir les élus clamer leur attachement au patrimoine religieux afin d’affirmer leur fierté identitaire. On se désolait de l’incendie de Notre-Dame de Paris en 2019 pour retourner ensuite à la routine : l’oubli. Le sort de l’ancien externat Sophie-Barat est assez éloquent.
Les sites patrimoniaux sont traités avant tout comme des sites touristiques et commerciaux en devenir. Les marchands du temple ne voient que leur utilitarisme. Le secteur du vieux village du Sault-au-Récollet et le parc-nature de l’Île-de-la-Visitation en sont un exemple probant.
Dans « L’habitude des ruines », on fait référence à la disparition des ponts couverts au Québec. Nous avons la même problématique à la grandeur du boulevard Gouin avec les croix de chemin et les bâtiments de ferme. Il ne reste que deux croix de chemin sur le plus long chemin de Montréal, sur 50 km! Les granges et autres bâtiments secondaires de ferme disparaissent. Ils sont des témoins d’un monde rural montréalais disparu dans l’indifférence et l’oubli.
S’acheter des indulgences!
L’auteure dénonce certaines personnes sans scrupules qui laissent dépérir des bâtiments pour ensuite invoquer leur dangerosité, puis les démolir. On va au mieux intégrer une partie de l’ancien dans le nouveau ou quelque chose qui le rappellera.
Rappeler le passé est une mode depuis quelques années.Voyer dénonce le « façadisme » où l’on construit du nouveau tout en préservant une partie de la façade de l’ancien pour avoir bonne conscience et s’acheter des indulgences! Elle déplore les greffes et raboutages incohérents. On saupoudre de l’ancien et le tour est joué.
« Les édifices patrimoniaux sont souvent considérés comme des corvées par ceux qui en sont responsables. Il arrive que ceux qui les achètent ou les possèdent les laissent volontairement décrépir en arrêtant de les chauffer, par exemple, et leur état se détériore. Ensuite, on finit par les démolir pour bâtir quelque chose de plus rentable », explique-t-elle au JDV.
Plusieurs administrations publiques en raison de leur petite taille n’ont pas les ressources, les moyens et donc les compétences pour gérer son patrimoine et son développement urbanistique. Les grandes villes n’ont pas ce prétexte, mais n’en sont pas moins coupables.
Perte de savoir-faire
« Il faudrait organiser des formations pour toute personne qui va diriger une ville pour sensibiliser les élus, croit-elle. Le problème, c’est qu’on perd du savoir-faire! Il faut réintégrer des formations pour que les métiers traditionnels puissent survivre. »
Comme le mentionne l’auteure, il faut éviter que l’indifférence succède à l’oubli. La mise en valeur du patrimoine et sa préservation devraient faire partie du cursus scolaire. Apprendre à connaître où l’on vit devrait être une démarche de base.
Apposer une plaque devant les maisons du boulevard Gouin est un strict minimum. D’ailleurs, pourquoi le Club Nautique de Cartierville qui existe depuis 1904 n’a pas sa plaque? Pourquoi seulement sur le boulevard Gouin? Pourquoi la mémoire de la Montreal Works n’a-t-elle pas encore été honorée?
Stéphane Tessier avec la collaboration d’Éloi Fournier, Le Journal des voisins, vol. 11, no 1, février 2022.
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