Le véganisme comme paravent doré
En marge de l’écoblanchiment (greenwashing), la récupération du véganisme par les sphères politiques et économiques émerge comme une nouvelle mode pour se parer d’une auréole de sainteté – en vue, bien sûr, de mieux camoufler ses cornes.
L’universitaire Jérôme Segal, affilié à la Sorbonne, chercheur à Vienne et lui-même végane, propose une grande mise en contexte de ce phénomène de veganwashing dans un cadre contemporain. En explorant sa naissance, puis son essor, calqués sur les mécanismes de l’écoblanchiment, il explore les stratégies de mouvements politiques, d’entreprises et de multinationales pour tenter de faire avaler au grand public leur vertu vis-à-vis de la condition animale, surtout dans sa dimension alimentaire.
Observation pilier du raisonnement : pourquoi l’offre et les discours véganes croissent-ils plus vite qu’une laitue printanière, alors que la proportion du véganisme en Occident reste stable et minime (entre 0,5 % et 1 %) ?
Avant de dépiauter les « cas d’école » du blanchiment végane sont exposées les motivations des véganes : éthique, santé, préoccupations environnementales, etc., le tout consolidé par des données pertinentes, comme un rappel historique du droit animal dans nos sociétés (on y apprend que le végétarisme et la SPCA ont été promus par des milieux de droite), ou un état des lieux des enjeux liés aux gaz à effet de serre.
S’ensuivent les illustrations de veganwashing, comme Tesla insistant sur les options, fort coûteuses, d’habillage végane pour ses autos, proposant du cuir synthétique ou végétal. Mais c’est surtout vers l’arène politique que le projecteur est tourné, particulièrement vers Israël.
Une éthique douteuse
L’État hébreu est pointé comme berceau du veganwashing à l’aube des années 2010. À grand renfort de campagnes de communication, d’influenceurs et de vidéos commanditées par le gouvernement, on célèbre les divers efforts israéliens en matière de véganisme, notamment dans le domaine militaire : Tsahal est présenté comme « l’armée la plus éthique du monde », vêtements et alimentation véganes y étant proposés à ses membres.
Pour l’essayiste, cette « propagande » n’est rien d’autre que l’arbre qui cache la forêt – ou le brocoli qui cache la boucherie. À ses yeux, il s’agit de l’illustration parfaite du voile des bonnes intentions pour redorer un blason fortement terni par des décennies d’occupation.
Pourtant, on dénombre en Israël entre 3 % et 5 % de véganes, un record mondial, note-t-il. Est-on vraiment dans l’hypocrisie ? L’universitaire explique ce haut ratio par des raisons culturelles et religieuses, mais note surtout que la consommation de viande n’a cessé d’y augmenter, atteignant 99 kg par habitant en 2020, contre 77 kg en Europe et 90 kg au Canada. La récupération politique, selon lui, y est réelle, et dénoncée par des militants locaux, se désolant d’une supériorité morale accordée aux animaux par rapport aux Palestiniens.
Une communauté divisée
Bien que le cas d’Israël soit aussi complexe qu’éminent, le lecteur regrettera peut-être d’avoir peu d’autres exemples concrets de blanchiment végane, surtout économique, à se mettre sous la dent.
En attendant, le troisième chapitre de l’ouvrage vient mettre de la chair autour de l’os, analysant les rapports entre véganisme et capitalisme. Question centrale : les véganes sont-ils les « idiots utiles du capitalisme », plongeant tête baissée dans les filets de similiviande des multinationales, seulement mues par la perspective de bénéfices ? Pour Segal, cette vision repose sur des prémisses erronées, comme l’idée que les véganes seraient, à la base, des consommateurs de produits industriels.
Ses recherches montrent surtout que le milieu végane semble divisé sur la question, certains militants voyant d’un bon œil l’offre végane grandissante, qu’elle soit d’impulsion industrielle ou non ; d’autres étant hérissés par l’intrusion du capitalisme dans leur cour.
Cette fragmentation est abordée dans le dernier chapitre. « Il n’y a pas de végane type et c’est ce qui rend ce mouvement fluide, insaisissable », écrit l’auteur. Composante identitaire polymorphe, le véganisme oscille entre choix individuel et mouvement radial massif, tout en s’adaptant pour faire échec aux diverses récupérations ; celle de l’extrême droite, par exemple.
Solidement argumenté et documenté, Veganwashing se veut court mais ratisse large, explorant un phénomène qui devrait donner lieu à de nombreuses manifestations à l’avenir. Un végane averti en vaut deux.
Extrait
À vrai dire, les raisons de promouvoir le véganisme sont nombreuses : que ce soit pour favoriser la protection de l’environnement, pour promouvoir la santé publique, ou tout simplement pour répondre à des questions d’ordre éthique. On peut présumer que, sans nécessairement faire le choix de devenir végane, une portion grandissante de la population est sensible aux enjeux qui sont liés à un tel choix. Et c’est pour cette raison que diverses personnes qui ont des intérêts politiques ou économiques à défendre trouvent dans le véganisme un puissant moyen de servir leurs objectifs, sans pour autant que le sort des animaux, la santé des humains ou l’état de la planète ne soient au cœur de leurs préoccupations. C’est à cette instrumentalisation que l’on se réfère lorsqu’on utilise le terme « veganwashing ».
Qui est Jérôme Ségal ?
Maître de conférences à l’Université Paris Sorbonne, il est aussi chercheur et journaliste à Vienne, en Autriche. Il a déjà publié Animal radical, Histoire et sociologie de l’antispécisme et Dix questions sur l’antispécisme.
Sylvain Sarrazin, La Presse, 20 octobre 2024.
Photo: Olivier Jean / Archives la Presse
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