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30 juin 2022

Le promoteur, la banque et le rentier – Recension

Louis Gaudreau, professeur à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), rassemble ici un corpus impressionnant d’érudition en économie politique afin d’analyser le caractère complexe du logement dans le capitalisme. Son ouvrage part ainsi du constat que « la relation entre capitalisme et logement ne va […] pas de soi » (p. 23), contrairement à l’hégémonie de l’économie orthodoxe, qui tend à naturaliser les relations sociales sous-tendant le secteur du logement. De fait, la complexité de ces relations – qui articulent le foyer, le logement et l’actif comme des dimensions distinctes structurant l’articulation entre l’activité résidentielle et la société – nécessite une analyse plus approfondie, attentive à leur institution par le capital et les politiques publiques. Pour cela, une introduction et six chapitres retracent différents moments et pratiques de l’offre et de la consommation de logements au Canada, leurs histoires et transformations, et leurs résonances dans la période ouverte par la crise financière de 2008.

Les lecteurs de David Harvey, familiers des concepts « d’ « urbanisation du capital » » et de « solution spatiale » (spatial fix), tout comme ceux de sociologues français tels que Christian Topalov (qui signe la préface), Alain Lipietz et Jean Lojkine qui ont théorisé le capitalisme urbain dans les années 1970-1980, se trouveront en terrain familier. Le capitalisme est un système social dans lequel la marchandise est devenue une forme dominante. Il est fondé sur l’exploitation du travail salarié et l’appropriation de la plus-value, ainsi que sur la circulation du capital en quête de nouvelles opportunités d’accumulation. Partant, Gaudreau suit les auteurs précités en postulant que le capital immobilier et la finance occupent une position contradictoire dans la dynamique expansionniste du capitalisme. D’un côté, la production et la consommation de logements dépendent de la circulation du capital à travers le processus de production : promoteurs, propriétaires fonciers, banques, etc. ne peuvent faire des profits que s’ils « captent » la plus-value produite par l’exploitation de la force de travail (p. 52-53). De l’autre, l’investissement dans l’environnement bâti – les infrastructures, l’espace industriel et commercial, comme la production résidentielle – est primordial pour la circulation et l’accumulation du capital. Les innovations dans le logement ouvrier du XIXe siècle étaient par exemple essentielles pour faciliter le regroupement et la reproduction d’une main-d’œuvre industrielle ; tandis que la construction de logements périurbains à grande échelle était un élément clé du spatial fix fordiste des crises d’accumulation des années 1930. Cette tension entre la fonction sociale de l’investissement dans le logement et son contrôle autonome par le capital immobilier et financier est au cœur du spatial fix de Harvey et de son analyse des crises urbaines (Harvey, 1985). En mettant cette tension au centre de l’analyse, Gaudreau identifie plusieurs moments d’expansion et de récession (dont 2008) durant lesquels la production et l’investissement résidentiels sont devenus une source importante d’instabilité économique.

Dans le même temps, il s’écarte de l’interprétation classique de « l’urbanisation du capital » en portant une attention particulière aux caractéristiques du logement au regard de la propriété immobilière. De fait, le fondement juridique de cette propriété crée à la fois des contraintes et des opportunités pour la circulation du capital. Parmi les contraintes, notons la longue durée des investissements dans le logement, les coûts d’investissement élevés nécessaires à sa production et la nature inamovible de ces investissements. Ceux-ci font du risque et de la liquidité des problèmes clés pour les promoteurs, les financiers et les propriétaires.1 Dès lors, le développement historique d’un marché du logement capitaliste peut être interprété à travers les changements des formes juridiques de la propriété facilitant la conversion de la propriété en capital (et inversement). Dans le même temps, le fait que la propriété foncière soit fondée sur les doctrines de l’aliénabilité et de l’exclusion – « qui trouve sa source dans la propriété éminente [c’est-à-dire le pouvoir d’expropriation] de l’État sur le territoire » (p. 395) – fournit un appui décisif au pouvoir des capitalistes pour prélever une rente sur les locataires ou les acheteurs. Ces dimensions juridiques des marchés immobiliers et fonciers n’émergent pas spontanément au Canada. Elles se développent à travers la consolidation de la souveraineté coloniale, c’est-à-dire par la dépossession des peuples autochtones et le déplacement des colons sans titres fonciers autorisés par la couronne de France.

Gaudreau utilise cette relation entre la circulation du capital et son fondement juridique reposant sur la souveraineté privée comme cadre analytique. Ce cadre comprend deux niveaux d’analyse. Le premier, conceptuel, distingue trois axes indépendants (appelés « modalités ») qui intègrent le marché du logement au capitalisme : l’investissement/financement, la production et la consommation. Les liens entre ces modalités structurent à leur tour la circulation du capital en trois « relations » distinctes : le développement résidentiel, le financement hypothécaire et la consommation de logements. Ces axes délimitent les chapitres de l’ouvrage. Deux chapitres supplémentaires (sur la forme juridique de la propriété et l’économie de rente) apportent des perspectives complémentaires sur la nature des relations sociales induites par le logement. Le deuxième niveau d’analyse est historique et examine le développement et la transformation de ces relations à travers trois grandes périodes : la croissance rapide des villes canadiennes à travers l’industrialisation de la fin du XIXe et du début du XXe siècle ; le boom de l’après-guerre dans la construction de logements dans le périurbain et la montée de l’accession à la propriété dans le cadre du compromis social fordiste ; et la période néolibérale de déréglementation et d’intégration du financement du logement dans des circuits financiers mondialisés. Cette périodisation forme la trame de chaque chapitre analytique. Elle permet à l’auteur de décrire comment la géographie résidentielle de la ville canadienne moderne et les relations sociales du logement qui la sous-tendent ont évolué à travers différentes conjonctures historiques.

Pour ne prendre qu’un exemple, le chapitre 5 détaille la transformation du financement du logement depuis sa forme limitée au crédit personnel du XIXe siècle jusqu’à son statut d’industrie brassant 1 500 milliards de dollars en 2017 (p. 318). Gaudreau explique comment la levée des barrières à la circulation du capital financier dans le financement, tant de l’accession à la propriété que de la promotion immobilière, a contribué à ce processus. Ces barrières étant institutionnelles, leur levée impliquait de surmonter les limites d’un système de créanciers individuels afin d’intégrer, à partir de 1945, les prêts hypothécaires dans un système national de crédit composé de banques et de compagnies d’assurance. Ces barrières étant également légales, il fallait encore que les formes féodales de la propriété soient dépassées, mais aussi que l’instrument hypothécaire soit standardisé en tant qu’actif financier, et que le logement puisse constituer une garantie hypothécaire susceptible d’être reconvertie en capital par le prêteur (p. 323). Le développement des prêts hypothécaires à long terme a entraîné l’expansion et la transformation du « rapport de financement résidentiel ». Cette transformation a permis une consommation de masse des ménages et développé les possibilités pour les promoteurs de conforter des investissements spéculatifs dans de nouvelles constructions – deux éléments clés du « spatial fix » visant à surmonter les crises des années 1930. Dans le même temps, cette transformation renforce le rôle central du capital financier dans l’orchestration des rythmes d’investissement dans l’environnement bâti. C’est particulièrement évident dans le recours aux marchés secondaires et à la titrisation comme moyen de financer les prêts hypothécaires résidentiels à partir des années 1990 ; ce recours a généré un cycle de booms puis de crises aux résultats désastreux, qui a culminé avec la crise financière mondiale de 2008. Le cadre historique de Gaudreau aide ainsi le lecteur à voir comment les relations sociales capitalistes créent des cycles de rareté et d’abondance de logements, structurant donc des conditions alternant entre la sécurité et la vulnérabilité des ménages.

Puisque l’appréciation d’un texte repose beaucoup sur les attentes du lecteur, l’importance de Le promoteur, la banque et le rentier peut dépendre de sa capacité à trouver son public. Pour les étudiants avancés de premier cycle qui suivent des cours de géographie urbaine ou les étudiants des cycles supérieurs qui souhaitent en apprendre davantage sur l’économie politique des marchés canadiens du logement, cet ouvrage devrait constituer une ressource précieuse et à jour, d’autant plus que son style est lisible, abordant des sujets très techniques (comme la titrisation) clairement et sans jargon. L’ampleur de l’analyse de Gaudreau présente un avantage évident : elle permet à l’auteur de rassembler de multiples travaux sur l’histoire des marchés canadiens de l’habitation – de la critique de James Lorimer sur l’industrie de l’aménagement foncier dans les années 1970 aux synthèses de Stelter et Artibise sur l’histoire urbaine publiées dans les années 1980, en passant par les recherches récentes sur « l’exceptionnalisme canadien » pendant la crise financière mondiale et la flambée des prix des logements de la période post-2008 (Walks, 2014).

Pour les chercheurs spécialistes du logement ou ceux qui ne connaissent pas la situation canadienne dans ce domaine, le chapitre 6, sur la subsomption de l’habitation à la logique du capital, sera du plus grand intérêt. Ici, la démarche d’historicisation des formes de capital-logement (promoteurs, banques, fonds d’investissement) fait écho à des analyses actuelles sur la manière dont la mise en circulation du capital est devenue subordonnée aux logiques financières. Gaudreau dépasse les critiques conventionnelles du capital « du point de vue du travail » (Postone, 1993), qui postulent la financiarisation du logement – ou de la ville plus largement – comme un simple prélèvement (parfois décrit comme fictif) sur la circulation de la plus-value. À travers différences périodes historiques, il relie plutôt l’extraction de la rente à un processus de domination (« subsomption ») opéré au moyen de la logique abstraite de la valeur. Portée par des réformes néolibérales de déréglementation financière, l’avant-garde de ce processus est représentée par des formes institutionnelles spécifiques telles que les fonds spéculatifs (hedge funds) et le capital-investissement (private equity). Ce qui est remarquable, c’est que ces formes spécifiques révèlent que la logique du capital fonctionne à travers ce que Geoff Mann a décrit comme « l’impératif territorial et historique d’équivalence et de substituabilité » (2010, p. 177)2. Selon cet impératif, les abstractions du risque et du rendement modèlent de plus en plus l’offre de logements, dont la capacité à générer de la rente « ne se mesure donc plus uniquement aux avantages de localisation […], mais aussi à l’aune des conventions en vigueur dans les milieux financiers établissant les taux de rendement périodiques “acceptables” et recherchés par les investisseurs » (p. 414).

Cette financiarisation a créé de nouvelles problématiques sur les marchés du logement depuis la crise financière de 2008. L’implosion du marché des titres adossés à des créances hypothécaires n’a pas interrompu la logique de subordination au capital. Au contraire, elle a accentué l’effacement de la frontière entre la finance et le reste du capital. La crise a ainsi entraîné des augmentations spectaculaires des prix de l’immobilier, la construction effrénée de condominiums et, dans son sillage, des expulsions massives liées au COVID-19.3

Pour les spécialistes du sujet, certaines propositions de Gaudreau méritent discussion. Son analyse des facteurs institutionnels accentuant la financiarisation de l’immobilier se limite, par exemple, aux interventions dans la seule sphère du logement (p. 405). Elle doit être complétée par une analyse des dispositifs plus larges de stabilité financière et de liquidité employés par les banques centrales et les régulateurs financiers, et qui ont été renforcés par l’intégration des marchés du logement et financiers (Langley 2014). De plus, la priorité accordée à la vulgarisation plutôt qu’à l’explication théorique signifie que les lecteurs cherchant à approfondir l’idée de subsomption réelle du logement au capital devront chercher ailleurs un vocabulaire plus approfondi (par exemple, chez Postone [1993], Mann [2010] ou Hardin [2021]). Néanmoins, Le promoteur, la banque et le rentier propose une formulation claire de la logique de subordination du logement au capital, appuyée par de nombreux exemples empiriques permettant de voir le processus à l’œuvre, ce qui est en soi un apport.

S’il y a une faiblesse dans ce livre, c’est l’absence relative du politique. Dans le dernier chapitre, Gaudreau se tourne vers plusieurs formes de production de logements qui, selon lui, subvertissent les logiques capitalistes, notamment les formes communautaires de propriété telles que les coopératives et les organismes de foncier solidaire. Cependant, les conflits nécessaires pour subvertir le capital – luttes des locataires contre les grands propriétaires financiers (Fields, 2015), mouvements de propriétaires expulsés en lien avec la mouvance Occupy, ou luttes pour les droits civiques au nom des exclus des programmes de logement fordistes en raison de leurs caractéristiques ethno-raciales (Taylor, 2019) – n’apparaissent que sporadiquement. Ceci ne tient pas au fait que les cadres d’analyse avec lesquels travaille Gaudreau n’ont pas prêté attention à la nature des luttes pour le logement. En effet, une littérature fournie examine les organisations de locataires (Barton, 1977), le contrôle communautaire (Lauria, 1984), et le réaménagement des quartiers (Cox, 1981). C’est plutôt que les conflits ne sont pas déterminants dans son analyse centrée sur la circulation du capital. Ce faisant, le livre propose un commentaire et non une analyse de la question des alternatives politiques.

Bibliographie

Barton, S.E. (1977), « The urban housing problem: Marxist theory and community organizing », Review of Radical Political Economics, 9, 4, p. 16-30.

Cox, K. (1981), « Capitalism and conflict around the communal living space » in M. Dear et A. Scott (dir.), Urbanization and Urban Planning in Capitalist Society, Londres, Methuen, p. 431-455.

Fields, D. (2015), « Contesting the financialization of urban space: Community organizations and the struggle to preserve affordable rental housing in New York City », Journal of Urban Affairs, 37, 2, p. 144-165.

Hardin, C. (2021), Capturing Finance: Arbitrage and Social Domination, Durham, Duke University Press.

Harvey, D. (1985), The Urbanization of Capital: Studies in the History and Theory of Capitalist Urbanization, Baltimore, Johns Hopkins University Press.

Langley, P. (2014), Liquidity Lost: The Governance of the Global Financial Crisis, Oxford, Oxford University Press.

Lauria, M. (1984), « The implications of Marxian rent theory for community-controlled redevelopment strategies », Journal of Planning Education and Research, 4, 1, p. 16-24.

Mann, G. (2010), « Value after Lehman », Historical Materialism, 18, 4, p. 172-188.

Postone, M. (1993), Time, Labor, and Social Domination: A Reinterpretation of Marx’s Critical Theory, Cambridge, Cambridge University Press.

Taylor, K.Y. (2019), Race for Profit: How Banks and the Real Estate Industry Undermined Black Homeownership, Chapel Hill, UNC Press Books.

Walks, A. (2014), « Canada’s housing bubble Story: Mortgage securitization, the state, and the global financial crisis », International Journal of Urban and Regional Research, 38, 1, p. 256-284.

Notes

1 La liquidité fait ici référence à l’efficacité ou à la facilité avec laquelle un investissement peut être converti en argent.

2 Sauf mention contraire, les traductions sont celles de l’auteur de la présente recension.

3 En 2021, « plus de 10 millions de personnes aux États-Unis sont en retard sur le paiement de leur loyer, a calculé le CBPP, un institut de recherche indépendant. Et quelque 3,6 millions de locataires estiment qu’ils risquent de se faire expulser dans les deux mois, selon une étude du bureau des statistiques réalisée début juillet auprès de 51 millions de locataires » (Source : Aurélie End, « Des millions d’Américains menacés d’expulsion », Le Devoir, 2 août 2021, <https://www.ledevoir.com/monde/etats-unis/622065/etats-unis-des-millions-d-americains-menaces-d-expulsion>).

Philip Ashton, Métropoles, no 30, 30 juin 2022.

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