Le prolétariat de la bectance
Un Italien diplômé s’emploie comme cuistot de cantine ou pizzaïolo à Bristol.
Une enquête sociale sous forme de réjouissant chaos romancé.
Alberto Prunetti apporte de l’air frais dans la littérature prolétarienne avec un roman picaresque aux accents dignes de Ken Loach en pleine Angleterre thatchérienne. Après avoir fait le récit de la vie – et de la mort – de son père tué par l’amiante absorbé pendant son activité de soudeur en aciérie (Amianto, traduit par Serge Quadrupanni, Agone, 2019), Prunetti se lance dans les aventures d’un jeune Toscan, diplômé après avoir fait des études supérieures, qui doit cependant quitter l’Italie pour espérer trouver du travail. Et quel travail! Éxilé au Royaume-Uni, il se retrouve à faire de la pizza, évidemment, et tout à coup son parcours ressemble vite à une version Commitments (Roddy Doyle, 1987) du ratage professionnel. Avec moins de rythm’n’blues et plus de câpres.
Âpre comme tous les romans récents consacrés au monde du travail, et en particulier à celui des salariés les moins qualifiés, l’Odyssée lumpen emprunte tout autant au pamphlet qu’à la farce crue. Le texte est dru, le vocabulaire sans vergogne, la réalité ultralibérale ne mettant pas les formes non plus. C’est un avant-gouût des enfers qui nous est offert avec son aréopage de figures dignes d’un roman d’aventures à l’ancienne avec personnages hauts en couleur et têtes de pioches managériales sirupeuses à souhait. Charles Dickens est de retour, en quelque sorte sous sa forme débraillée, salée et à l’eau de vaisselle sale.
Aussi extravagantes que soient les aventures des bras cassés de la cohorte réunie par Prunetti, il y a une constante dans leur débine. « Quelle équipe de vauriens, quelle troupe d’arsouilles ! Canailles de tous les pays, unissez-vous ! Ross, Ian, Gerald et Fatty Boy. Et aussi Silver, cuistot et contrebandier. Ohi-yo ! Ohi-yo ! Et avant eux il y avait eu Rodrigo, l’aide-pizzaiolo anglo-équatorien sous adrénaline, et Brian, nettoyeur de chiottes à Bristol, guide suprême dans l’art du débouchage à mains nues des vespasiennes engorgées. Tous des héros de la working class avec lesquels j’ai joué au foot, feuilleté des revues porno, nettoyé pissotières et réfectoires en passant d’un licenciement à l’autre, poursuivi par de sombres fantômes et par les gros titres eurosceptiques du Sun, à la recherche d’une manière honorable de survivre sous le sceptre de Sa Majesté. » Ce drôle de phalanstère donne à l’auteur toute latitude de fictionner son propre parcours en le poétisant. Et ça pétarade.
Rien de plus savoureux que la critique sociale lorsqu’elle ne se complaît pas dans le dolorisme et la pleurnicherie. Rien de plus efficace que le rire, et Prunetti comme Antoine Audouard (La Geste des Jartés, 2013) sait ce qu’est le ressort comique. Il sait aussi malaxer la langue comme la pâte à pizza. Elle s’envole, il la rattrape, en fait des ronds, ajoute des ingrédients linguistiques, épice le tout de savoureuses horreurs et balance ça bien chaud. Autant dire qu’on ne s’ennuie pas une seconde aux aventures du pizzaïolo Prunetti.
Éric Dussert, Le Matricule des Anges, no 249, janvier 2024.
Photo: Ulrich Keuchatang / Pexels