Le Libraire, 24/10/2005
Louis Gill: George Orwell. De la guerre civile espagnole à 1984
L’économiste Louis Gill, professeur retraité de l’UQÀM, se trouvait en Espagne en 2003, pour la sortie d’une traduction à son Fondements et limites du capitalisme (Boréal). Son traducteur lui offre à cette occasion un exemplaire de Hommage à la Catalogne. Rejoint au téléphone, Gill me raconte sa première impression: «Je l’ai lu et j’ai été absolument sidéré. C’est une analyse extrêmement lucide de la situation politique en Espagne pendant la guerre civile, et c’est aussi, très clairement, l’origine du reste de son oeuvre. Orwell a quitté l’Espagne avec la police à ses trousses, un mandat d’arrestation émis contre lui pour espionnage et haute trahison. Pourtant, tout ce qu’il a fait, ça été de se battre et risquer sa vie pour lutter contre le fascisme. Quelqu’un comme ça pouvait difficilement être accusé de trahison ou d’esprit contre-révolutionnaire! C’est ça, moi, qui m’a fasciné là-dedans.»
Louis Gill a écrit un petit livre, George Orwell. De la guerre civile espagnole à 1984 (Lux). Cet ouvrage est un prodigieux exercice de synthèse. Tout en relevant haut la main le pari de ramener à une centaine de pages un résumé de la situation en Espagne, il montre le passage d’une prise de conscience politique à la mise en chantier d’une oeuvre.
La documentation de Gill semble, à mon oeil (exercé à défaut d’être expert), irréprochable. La Révolution et la guerre d’Espagne, de Pierre Broué et Émile Témime (Minuit), a été notamment complétée par nombre de sources divergentes. Lors de notre entretien, ne relevant pas mes compliments en vieux pro qui connaît la valeur de son travail, l’auteur enchaîne plutôt sur l’une de ces références. Burnett Bolloten (1), un journaliste qui a couvert la guerre civile espagnole dans le camp franquiste, est, comme Walt Whitman ou Gaston Miron dans un tout autre domaine, l’homme d’un seul livre, qu’il a étoffé cinquante ans durant. «Si j’avais à conseiller un livre sur la guerre civile espagnole, c’est le sien. Non pas que je veuille donner moins d’importance aux écrits de Broué, mais disons que Bolloten ne peut pas être soupçonné de parti pris», ajoute-t-il.
Sur Orwell, le boulot est accompli avec la même rigueur. La biographie de Bernard Crick, qui reste la référence sur la vie de l’écrivain, est rarement convoquée. Il s’agit de faire parler les textes. À ce sujet, il faut souligner la qualité de la lecture de Gill. Sa genèse de 1984 est d’abord le lieu d’exposer la réflexion politique d’Orwell, mais elle n’évite pas pour autant l’inscription du roman par rapport aux autres textes littéraires du temps. Les variations utopiques de Herbert G. Wells (Quand le dormeur s’éveillera), Jack London (Le Talon de fer), Aldous Huxley (Le Meilleur des mondes) et Eugène Zamiatine (Nous autres) sont ainsi posées en discours auxquels il faut répondre, expliquant en partie la forme de 1984 et fertilisant sa signifiance. Il n’y a pas une seule lecture possible d’un tel texte. Le rappeler est peut-être une évidence. C’est toutefois nécessaire à une époque où sévit jusqu’à une émission de télé Big Brother, caricature de cette tendance à simplifier le roman en une allégorie paranoïde alliant dispositif panoptique (la réduction en peau de chagrin de l’intimité par les caméras de surveillance, le géomarketing, les transferts des banques de données, etc.) et manipulation des consciences (thème remâché par la critique depuis la fin des années 50, essentiellement, et c’est comique, par les publicitaires).
Je me permets un caprice de critique. J’aurais aimé voir commenté, dans le livre de Louis Gill, un essai d’Orwell, «Wells, Hitler et l’État mondial», qui est repris dans Dans le ventre de la baleine et autres essais (Ivrea). Ce texte permet de mesurer l’impact de l’oeuvre de Herbert George Wells sur l’écriture et la pensée de George Orwell. Ce dernier y compare d’ailleurs sa charge contre les positions du vieux maître à un «parricide». Le socialisme utopique de l’auteur de la Guerre des mondes, sorte de géniocratie scientifique qui ressemble, avant la lettre, au monde parfait des Raéliens, y est battu en brèche. Le Meilleur des mondes d’Huxley pouvait être lu comme une caricature de cette fiction positiviste; 1984, comme une anticipation de sa conséquence politique. Wells, au moment où les bombes s’abattaient sur Londres, appelait à un nouvel ordre mondial et à un contrôle international de l’espace aérien. Orwell n’a rien contre. Il se questionne seulement sur la pertinence d’un tel voeu pieux, en 1941: «Avant de parler d’une reconstruction du monde, ou même simplement de la paix, il faut éliminer Hitler» (DVB: 286). Quant à ce qu’il appelle l’«utopie wellsienne», qui veut que la science entraîne la paix, la barbarie la guerre, il fait remarquer que «L’Allemagne d’aujourd’hui est infiniment plus scientifique que l’Angleterre, et infiniment plus barbare. Presque tout ce que Wells a imaginé et appelé de ses voeux est aujourd’hui une réalité tangible dans l’Allemagne» (DVB: 289). Puisque l’un des éléments les plus méritoires de la pensée d’Hannah Arendt sera justement d’amener à distinguer le mal de la «barbarie», nous avions là de quoi renforcer la synthèse entre la forme de 1984 et son intention critique.
Le «marché» du travail
Les dernières lignes de George Orwell. De la guerre civile espagnole à 1984 répercutent un écho sur le monde actuel, confrontant les problèmes de la syndicalisation, la précarité d’emploi, la misère sociale en général à la popularité des partis d’extrême droite dans certains pays démocratiques. Pour Gill, un certain «totalitarisme» pointe peut-être le bout de son nez: «Tout le monde doit en arriver à réagir en termes économiques… Ça paraît d’autant plus vrai que c’est propagé par les économistes officiels. Gary Becker, qui est un prix Nobel américain (économie, 1992), fait l’économie du jeu, de l’amour. Tout se mesure en termes d’accroissement de la satisfaction sous contrainte, ce qu’on apprend quand on suit son premier cours de micro-économie.» Quand je l’invite, à la fin de notre entretien, à préciser sa pensée, il s’empresse toutefois de relativiser ses propos: «J’ai souvent vu des gens en traiter d’autres de fascistes, et puis je disais “Attends, qu’est-ce que tu vas employer comme terme quand ça va être le fascisme pour vrai?”» Du Orwell tout craché. L’alarme n’en est pas moins sonnée.
(1) The Spanish Civil. Revolution and Contrerevolution (The University of California Press).
Mathieu Simard
Le Libraire, 24/10/2005