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5 mars 2021

L’acharnement et la paresse

Le principe de Joyce, adopté à l’unanimité par l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador (APNQL) plus tôt cette semaine, est d’une simplicité désarmante. Élaboré par la nation atikamekw en novembre dernier dans la foulée de la mort cruelle de Joyce Echaquan à l’hôpital de Joliette, l’énoncé entend garantir « à tous les Autochtones un droit d’accès équitable, sans aucune discrimination, à tous les services sociaux et de santé, ainsi que le droit de jouir du meilleur état possible de santé physique, mentale, émotionnelle et spirituelle. » On s’étonne de devoir affirmer un droit à la dignité aussi élémentaire, mais puisque les tragédies à caractère raciste se répètent, nous y voilà encore.

Le principe est accompagné d’une série de mesures à adopter pour éradiquer la violence et la discrimination dans le système de santé et les services sociaux. Mais comme son texte enjoint aussi au gouvernement de reconnaître le racisme systémique subi par les Autochtones, le ministre responsable des Affaires autochtones, Ian Lafrenière, a récemment levé le nez sur son adoption — tout en promettant de s’atteler malgré tout à ce problème qu’il ne faudrait surtout pas nommer.

Le principe de Joyce convie pourtant à poser un regard critique essentiel sur des institutions et des pratiques marquées par un héritage à la fois particulièrement sombre et drôlement contemporain. En janvier, le Dr Samir Shaheen-Hussain, pédiatre urgentiste, publiait Plus aucun enfant autochtone arraché (Lux éditeur, traduit de l’anglais par Nicolas Calvé), un livre dans lequel il attaque sans réserve le « colonialisme médical canadien ». Son analyse précède la mort de Joyce Echaquan, mais elle montre bien que cette tragédie est loin d’être une exception dans l’histoire des relations entre les peuples autochtones et les établissements socio-sanitaires canadiens et québécois.

Le Dr Shaheen-Hussain nous ramène en janvier 2018, au lancement de la campagne Tiens ma main, qui dénonçait les transferts d’enfants non accompagnés du Nunavik vers l’Hôpital de Montréal pour enfants par Évacuations aéromédicales du Québec (EVAQ). Les mémoires sont courtes, mais l’affaire avait alors créé des remous : des reportages et des témoignages avaient mis en lumière le caractère inhumain de la règle de non-accompagnement appliquée par EVAQ durant des décennies. Cette pratique a donné lieu à des situations déchirantes et traumatisantes pour les familles, alors que des enfants ont été hospitalisés seuls pendant des jours dans un environnement inconnu avant qu’un parent puisse se rendre à leur chevet.

Le Dr Gaétan Barrette, qui était ministre de la Santé au moment de la campagne Tiens ma main, s’était attiré de nombreuses critiques en promettant, d’un côté, de modifier la règle d’ÉVAQ tout en remarquant, de l’autre, que les vols d’évacuation risquaient d’être perturbés par des adultes intoxiqués ou turbulents — reprenant sans gêne les pires stéréotypes racistes visant les Autochtones. Et lorsqu’on évoquait le caractère discriminatoire de cette pratique, on s’empressait de répondre que cela n’avait rien à voir, car après tout, la restriction des accompagnements s’appliquait à toutes les évacuations, sans exception.

Après des mois de contestation, les militants de Tiens ma main ont finalement eu gain de cause. Mais on ne peut s’empêcher de souligner : autre temps, autre gouvernement, mais une nonchalance similaire. Ou plutôt, cet épisode révèle un refus semblable de reconnaître que certains principes, certaines pratiques en apparence neutres et universelles, peuvent avoir des effets discriminatoires. Or, en perpétuant le déni, on perpétue aussi des dynamiques coloniales et racistes enracinées de longue date. Et à ce titre, les évacuations d’enfants non accompagnés évoquent une longue histoire de violences médicales infligées aux communautés autochtones par l’État (canadien et québécois).

Dans son livre, le Dr Shaheen-Hussain revient sur les évacuations massives et les disparitions « médicales » qui ont déchiré les communautés autochtones tout au long du dernier siècle. Il tend un fil entre le manque d’empathie à l’égard des enfants transportés seuls vers Montréal en 2018 et les premiers voyages de la Patrouille médicale de l’est de l’Arctique à bord du C.D. Howe, qui, dès les années 1940, ont mené à la disparition d’enfants autochtones emmenés dans les hôpitaux du Sud, puis placés définitivement dans des familles allochtones. Les blessures causées par ces pratiques sont profondes, encore vives. Et il est bien difficile de ne pas tendre le même fil jusqu’à la mort de Joyce Echaquan.

Mais qu’à cela ne tienne, le ministre des Affaires autochtones, et tout le gouvernement caquiste avec lui, s’entête à mener sa guerre de mots et d’orgueil, pour éviter de prendre le problème à sa racine. Car c’est exactement ce qu’on fait : on constate les drames en série tout en demeurant indifférents à ses causes. On reconnaît les événements ponctuels, mais on s’efforce de les extraire de leur contexte historique et des dynamiques sociales. On refuse d’attribuer une cause autre qu’individuelle, anecdotique, à la violence, même lorsque celle-ci est récurrente et prévisible. On finit par se dire qu’il s’agit soit d’acharnement, soit de paresse intellectuelle, soit d’un sombre mélange des deux. Mais en tous les cas, les conséquences de cet entêtement se mesurent en vies humaines.

Aurélie Lanctôt, Le Devoir, 5 mars 2021

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