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22 mars 2019

L’abécédaire d’Élisée Reclus

La pensée d’Élisée Reclus n’a pas fini de nous mobiliser : géographe prolifique, à la fois communiste et anarchiste, féministe et végétarien, cet adversaire de la « funeste institution » que fut l’esclavage aux États-Unis a fait siennes, souvent contre son temps, la plupart des luttes pour l’émancipation1. Cela, il le paya de deux exils : un premier au lendemain du coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte, un second après son engagement dans les rangs de la Commune. Proche de Bakounine, ce dernier disait de lui et de son frère aîné, Élie, qu’ils étaient « les hommes les plus modestes, les plus désintéressés, les plus purs, les plus religieusement dévoués à leurs principes » qu’il ait rencontrés au cours de sa vie bien remplie. Entrons, le temps de quelques lettres, chez cet homme pour qui la victoire du capital impliquerait que l’humanité « a[it] cessé de vivre ».


Animaux : « Si nous devions réaliser le bonheur de tous ceux qui portent figure humaine et destiner à la mort tous nos semblables qui portent museau et ne diffèrent de nous que par un angle facial moins ouvert, nous n’aurions certainement pas réalisé notre idéal. Pour ma part, j’embrasse aussi les animaux dans mon affection de solidarité socialiste. [.…] Je ne comprends pas le meurtre d’un animal ou d’un homme […]. » (Lettre à Richard Health [1884], Les Grands Textes, Flammarion, 2014)

Beauté : « Nous vivons dans un siècle d’ingénieurs et de soldats, pour lesquels tout doit être tracé à la ligne et au cordeau. L’alignement ! tel est le mot d’ordre de ces pauvres esprits qui ne voient la beauté que dans la symétrie, la vie que dans la rigidité de la mort. » (L’Évolution, la révolution et l’idéal anarchique [1902], Écrits sociaux, éditions Héros-Limite, 2012)

Commune : « Associez-vous aux compagnons dont la terre est menacée comme la vôtre par les usiniers, les amateurs de chasse, les prêteurs d’argent ; oubliez toutes vos petites rancunes de voisin à voisin, et groupez-vous en communes où tous les intérêts soient solidaires, où chaque motte de gazon ait tous les communiers pour défenseurs. À cent, à mille, à dix mille, vous serez déjà bien forts contre le seigneur et ses valets ; mais vous ne serez pas encore assez forts contre une armée. Associez-vous donc de commune à commune et que la plus faible dispose de la force de toutes. Bien plus, faites appel à ceux qui n’ont rien, à ces gens déshérités des villes qu’on vous a peut-être appris à haïr, mais qu’il faut aimer parce qu’ils vous aideront à garder la terre et à reconquérir celle qu’on vous a prise. Avec eux, vous attaquerez, vous renverserez les murailles d’enclos ; avec eux, vous fonderez la grande commune des hommes, où l’on travaillera de concert à vivifier le sol, à l’embellir et à vivre heureux, sur cette bonne terre qui nous donne le pain. » (« À mon frère le paysan », Genève, imprimerie des Eaux Vives, 1893)

Décadence : « Il existe une cause majeure, la cause des causes, résumant l’histoire de la décadence. C’est la constitution d’une partie de la société en maîtresse de l’autre partie, c’est l’accaparement de la terre, des capitaux, du pouvoir, de l’instruction, des honneurs par un seul ou par une aristocratie. » (L’Évolution, la révolution et l’idéal anarchique [1902], Écrits sociaux, éditions Héros-Limite, 2012)

Égout : « Dans nos pays de l’Europe civilisée où l’homme intervient partout pour modifier la nature à son gré, le petit cours d’eau cesse d’être libre et devient la chose des riverains. Ils l’utilisent à leur guise, soit pour en arroser leurs terres, soit pour moudre leur blé ; mais souvent aussi ils ne savent point l’employer utilement ; ils l’emprisonnent entre des murailles mal construites que le courant démolit ; ils en dérivent les eaux vers les bas-fonds où elles séjournent en flaques pestilentielles ; ils l’emplissent d’ordures qui devraient servir d’engrais à leurs champs ; ils transforment le gai ruisseau en un immonde égout. » (Histoire d’un ruisseau [1869], Arthaud, 2017)

Femme : « C’est dans la famille surtout, c’est dans ses relations journalières avec les siens que l’on peut le mieux juger l’homme : s’il respecte absolument la liberté de sa femme, si les droits, la dignité de ses fils et de ses filles lui sont aussi précieux que les siens, alors la preuve est faite ; il est digne d’entrer dans une assemblée de citoyens libres ; sinon, il est encore esclave, puisqu’il est tyran. » (L’Homme et la Terre [1905], FM/La Découverte, 1982)

Grève : « Un fait capital domine toute la civilisation moderne, le fait que la propriété d’un seul peut s’accroître indéfiniment, et même, en vertu du consentement presque universel, embrasser le monde entier. Le pouvoir des rois et des empereurs est limité, celui de la richesse ne l’est point. Le dollar est le maître des maîtres : c’est par sa vertu, avant toute autre raison, que les hommes sont répartis diversement sur la face de la Terre, distribués ça et là dans les villes et les campagnes, dans les champs, les ateliers et les usines, qu’ils sont menés et malmenés de travail en travail, comme le galet de grève en grève. » (L’Homme et la Terre [1905], FM/La Découverte, 1982)

Hache : « Comme le chasseur poursuivant une proie, comme le soldat cherchant à tuer son semblable, l’abatteur d’arbres s’exaspère dans son œuvre de destruction parce qu’il sent avoir devant lui un être vivant. Le tronc gémit sous la morsure du fer, et sa plainte est répétée de proche en proche par tous les arbres de la forêt comme s’ils compatissaient à la douleur et comprenaient que la hache se retournera contre eux. » (Histoire d’un ruisseau [1869], Arthaud, 2017)

Ingénieurs : « Au reste, n’est-ce pas ainsi que nous agissons envers la nature entière ? Lâchez une meute d’ingénieurs dans une vallée charmante, au milieu des prairies et des arbres, sur les rives de quelque beau fleuve, et vous verrez bientôt ce qu’ils en auront fait ! Ils auront mis tout leur soin à rendre leur œuvre personnelle aussi évidente que possible et à masquer la nature sous leurs amas, de pierrailles et de charbon ; de même ils seront tout fiers de voir la fumée de leurs locomotives s’entrecroiser dans le ciel en un réseau malpropre de bandes jaunâtres ou noires. » (« À propos du végétarisme », La Réforme alimentaire, volume V, n°3, 1901)

Justice : « De deux choses l’une : ou bien la justice est l’idéal humain et, dans ce cas, nous la revendiquons pour tous ; ou bien la force seule gouverne les sociétés et, dans ce cas, nous userons de la force contre nos ennemis. Ou la liberté des égaux, ou la loi du talion. » (« Pourquoi sommes-nous anarchistes » [1889], Écrits sociaux, éditions Héros-Limite, 2012)

Képis : « […] l’esprit de corps entre gens qui sortent d’une même école à diplôme transforme tous les camarades, si braves gens qu’ils soient, en autant de conspirateurs inconscients, ligués pour leur bien-être particulier et contre le bien public, autant d’hommes de proies qui détrousseront les passants et partagerons le butin. Voyez-les déjà, les futurs fonctionnaires, au collège avec leurs képis numérotés ou dans quelque université avec leurs casquettes blanches ou vertes : peut-être n’ont-ils prêté aucun serment en endossant l’uniforme, mais s’ils n’ont pas juré, ils n’en agissent pas moins suivant l’esprit de caste, résolus à prendre toujours les meilleures parts. » (L’Évolution, la révolution et l’idéal anarchique [1902], Écrits sociaux, éditions Héros-Limite, 2012)

Labeur : « Le labeur est indispensable à qui veut jouir du repos, de même que le loisir journalier est nécessaire à chaque travailleur pour renouveler ses forces. La société ne cessera de souffrir, elle sera toujours dans un état d’équilibre instable, aussi longtemps que les hommes, voués en si grand nombre à la misère, n’auront pas tous, après la tâche quotidienne, une période de répit pour régénérer leur vigueur et se maintenir ainsi dans la dignité d’êtres libres et pensants. » (Histoire d’un ruisseau [1869], Arthaud, 2017)

Moral : « Ainsi l’homme qui veut se développer en être moral doit prendre exactement le contre-pied de ce que lui recommandent et l’Église et l’État : il lui faut penser, parler, agir librement. Ce sont là les conditions indispensables de tout progrès. » (L’Évolution, la révolution et l’idéal anarchique [1902], Écrits sociaux, éditions Héros-Limite, 2012)

Négation : « Entrez dans une école supérieure : le professeur y parle de Descartes et nous raconte comment le grand philosophe a commencé par faire table rase de tous les préjugés, de toutes les idées reçues, de tous les systèmes antérieurs. Il le loue fort d’avoir eu cette vigueur intellectuelle ; il nous dit qu’à dater de l’heure où fut prononcé l’audacieuse parole d’absolue négation, la pensée humaine était émancipée ; mais ce même professeur n’a plus que des exclamations d’horreur pour tous ceux qui seraient tentés d’imiter son héros ! » (« L’évolution légale et l’anarchie » [1878], Écrits sociaux, éditions Héros-Limite, 2012)

Œuvre : « Le tigre peut se détourner de sa victime, mais les livres de banque prononcent des arrêts sans appels ; les hommes, les peuples sont écrasés sous ces pesantes archives, dont les pages silencieuses racontent en chiffre l’œuvre impitoyable. Si le capital devait l’emporter, il serait temps de pleurer notre âge d’or, nous pourrions alors regarder derrière nous et voir, comme une lumière qui s’éteint, tout ce que la terre eut de doux et de bon, l’amour, la gaieté, l’espérance. L’Humanité aurait cessé de vivre. » (L’Évolution, la révolution et l’idéal anarchique [1902], Écrits sociaux, éditions Héros-Limite, 2012)

Poison : « Voyez ce que les bouddhistes ont fait du Bouddha, ce que les chrétiens ont fait du Christ, à supposer que l’un et l’autre aient vécu, ce qui importe peu d’ailleurs, car l’un et l’autre ne sont pour nous que des voix. De leurs paroles, si essentiellement humaines, auxquelles se mêlaient par conséquent des erreurs et des faiblesses, les prêtres ont fait des paroles divines, indiscutables, et les interprétant à leur gré, ils les ont utilisées pour imposer au troupeau des hommes leurs propres erreurs et leurs folies. Toutefois, la trahison du Bouddha par les bouddhistes, du Christ par les chrétiens, ne nous empêche pas de reprendre les documents primitifs de leur histoire et je me garderai bien de négliger par exemple tout ce que je trouve d’humain et de vrai dans les Évangiles. Mais, dès qu’on me les apporte comme étant un ouvrage divin ou comme ayant je ne sais quelle divinité, quelle sainteté particulière, je n’en veux plus. Attribuer quoi que ce soit d’infaillible à une œuvre quelconque, Évangiles ou Paroles d’un Croyant, ou Chants de la Commune, je n’en veux plus, je proteste. C’est de là que nous viendra le poison. » (Lettre à Richard Heath, 28 juillet 1884)

Quatre : « Telle que nous la pratiquons aujourd’hui, la domestication témoigne aussi à maints égards d’une véritable régression morale, car, loin d’améliorer les animaux, nous les avons enlaidis, avilis, corrompus. Nous avons pu, il est vrai, par le choix des sujets, augmenter dans l’animal telle ou telle qualité de force, d’adresse, de flair, de vitesse à la course, mais en notre rôle de carnassiers, nous avons eu pour préoccupation capitale d’augmenter les masses de viande et de graisse qui marchent à quatre pieds, de nous donner des magasins de chair ambulante qui se meuvent avec peine du fumier à l’abattoir. Pouvons-nous dire que le cochon vaille mieux que le sanglier ou la peureuse brebis mieux que l’intrépide mouflon ? » (« La grande famille », Le Magazine International, 1897)

Révolution : « […] l’évolution et la révolution sont les deux actes successifs d’un même phénomène, l’évolution précédant la révolution, et celle-ci précédant une évolution nouvelle, mère des révolutions futures. » (L’Évolution, la révolution et l’idéal anarchique [1902], Écrits sociaux, éditions Héros-Limite, 2012)

Solidarité : « Que l’on voie d’un côté la tourbe des pauvres affamés, de l’autre quelques privilégiés mangeant à leur appétit et s’habillant à leur fantaisie, on doit croire en toute naïveté qu’il ne saurait en être autrement ! Il est vrai qu’en temps d’abondance on n’aurait qu’à prendre au tas et qu’en temps de disette tout le monde pourrait se mettre de concert à la ration, mais pareille façon d’agir supposerait l’existence d’une société étroitement unie par un lien de solidarité fraternel. » (L’Évolution, la révolution et l’idéal anarchique [1902], Écrits sociaux, éditions Héros-Limite, 2012)

Terre : « Là où le sol s’est enlaidi, là où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s’éteignent, les esprits s’appauvrissent, la routine et la servilité s’emparent des âmes et les disposent à la torpeur et à la mort. Parmi les causes qui dans l’histoire de l’humanité ont déjà fait disparaître tant de civilisations successives, il faudrait compter en première ligne la brutale violence avec laquelle la plupart des nations traitaient la terre nourricière. Ils abattaient les forêts, laissaient tarir les sources et déborder les fleuves, détérioraient les climats, entouraient les cités de zones marécageuses et pestilentielles ; puis, quand la nature, profanée par eux, leur était devenue hostile, ils la prenaient en haine, et, ne pouvant se retremper comme le sauvage dans la vie des forêts, ils se laissaient de plus en plus abrutir par le despotisme des prêtres et des rois. » (« Du Sentiment de la nature dans les sociétés modernes », La Revue des deux Mondes,63, 15 mai 1866)

Utilité : « Le savant a son immense utilité comme carrier : il extrait les matériaux, mais ce n’est pas lui qui les emploie, c’est au peuple, à l’ensemble des hommes associés qu’il appartient d’élever l’édifice. » (L’Évolution, la révolution et l’idéal anarchique [1902], Écrits sociaux, éditions Héros-Limite, 2012)

Voter : « Voter, c’est abdiquer; nommer un ou plusieurs maîtres pour une période courte ou longue, c’est renoncer à sa propre souveraineté. Qu’il devienne monarque absolu, prince constitutionnel ou simplement mandataire muni d’une petite part de royauté, le candidat que vous portez au trône ou au fauteuil sera votre supérieur. Vous nommez des hommes qui sont au-dessus des lois, puisqu’ils se chargent de les rédiger et que leur mission est de vous faire obéir. » (Lettre à Jean Grave, Le Révolté, 1885)

Wagon : « […] c’est en dehors de l’école que l’on s’instruit le plus, dans la rue, dans l’atelier, devant les baraques de foire, au théâtre, dans les wagons de chemins de fer, sur les bateaux à vapeur, devant les paysages nouveaux, dans les villes étrangères. » (L’Évolution, la révolution et l’idéal anarchique [1902], Écrits sociaux, éditions Héros-Limite, 2012)

XIV : « Chaque souverain a sa camarilla, sans compter ses ministres, ses délégués, ses conseillers d’État, tout autant de vices-rois ;  puis il est tenu, lié par des précédents, des considérants, des protocoles, des conventions, des situations acquises, une étiquette, qui est toute une science aux problèmes infinis : le Louis XIV le plus insolent se trouve pris dans les mille filets d’un réseau dont il ne se débarrassera jamais. Toutes ces conventions dans lesquelles le maître s’est fastueusement enserré lui donne un avant-goût de la tombe et diminuent d’autant sa force pour la réaction. » (L’Évolution, la révolution et l’idéal anarchique [1902], Écrits sociaux, éditions Héros-Limite, 2012)

Yeux : « […] c’est par coups d’État, petits ou grands, qu’il faut vaincre la difficulté : les souverains, les puissants se plaignent dans ce cas là que la légalité les tue et en sortent bravement pour rentrer dans le droit. Le succès légitime leurs actes aux yeux de l’historien ; l’insuccès les met au rang des scélérats. » (L’Évolution, la révolution et l’idéal anarchique [1902], Écrits sociaux, éditions Héros-Limite, 2012)

Zèle : « Enfin nous comptons sur un troisième lien, celui que les élèves et les auditeurs noueront entre nous par leur amour de la vérité, par leur haut esprit d’étude sincère et désintéressée. À eux de nous élever et de nous maintenir très haut par l’appel constant qu’ils ont le droit de faire à notre zèle, car nous leur devons un enseignement, sinon toujours nouveau, du moins incessamment renouvelé par l’âpre recherche et la réflexion profonde. » (« Le bonheur auquel la science nous convie » [1895], La joie d’apprendre, Élisée Reclus et Pierre Kropotkine, éditions Héros-Limite, 2018)

1. Pour mieux saisir son rapport ambigu au colonialisme en Algérie, on lira Béatrice Giblin : « Élisée Reclus et les colonisations », Hérodote, vol. n° 117, n° 2, 2005, pp. 135-152, ainsi que Federico Ferretti et Philippe Pelletier, « Sciences impériales et discours hétérodoxes : Élisée Reclus et le colonialisme français », L’Espace géographique, tome 42, n°1, 2013, pp. 1-14.

Ballast, 22 mars 2019

Illustrations: Popcube

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