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3 décembre 2009

La venue générale de Cleyre

Exhumation des essais d’une Américaine anarchiste au tournant du XXe siècle

Voltairine de Cleyre D’espoir et de raison. Ecrits d’une insoumise Traduit de l’anglais. Edition de Normand Baillargeon et Chantal Santerre. Lux, «Instinct de liberté», 328 pp., 20 euros.

Encore aujourd’hui (de nouveau aujourd’hui), Voltairine de Cleyre (1866-1912) est une femme qui pense trop. C’est-à-dire qu’écrivant en Amérique il y a cent ans, elle habite toujours notre époque. La preuve : «La théorie la plus répandue de nos jours est que les idées ne constituent qu’un phénomène secondaire, impuissant à déterminer les actes ou les relations de la vie.» Or il lui semble, à elle, qu’il vaudrait mieux penser plutôt que de s’agiter, surtout si c’est pour «forcer, surmener, gaspiller, épuiser sans vergogne et sans merci l’énergie jusqu’à la dernière goutte, uniquement pour produire des masses et des monceaux de choses – des choses laides, nuisibles ou pour le moins largement inutiles.» Elle s’étonne aussi que, dès qu’un pauvre réclame contre l’injustice sociale, son patron, son président, son curé ou n’importe quelle autorité lui rétorque un truc du genre : «Vous qui êtes aveugle, soyez reconnaissant parce que vous pouvez entendre : Dieu aurait pu également vous rendre sourd.» Elle a enfin de drôles d’idées sur le mariage et les enfants, se demandant si l’éducation de la progéniture doit vraiment être le «besoin dominant» de toute une vie, au détriment du désir sexuel ou artistique et du besoin de connaissance.

Libre-pensée. On ne peut même pas accuser Voltairine de Cleyre d’être nullipare ou communiste, puisqu’elle eut un fils, de nombreux amants (tous anarchistes ou juifs) et que, eu égard au marxisme, elle écrit : «Je ne suis pas communiste, bien que mon père l’ait été et son père aussi avant lui durant la période trouble de 1848.» Celui-ci s’appelait Hector De Claire, était né à Lille et avait émigré aux Etats-Unis en 1854, où il épousa une demoiselle Bilings, issue d’une famille abolitionniste. L’admiration du père pour la libre-pensée valut à sa fille un prénom étrange et à l’université la joie (récente) de mener des études «voltairiniennes», surtout aux Etats-Unis et un peu au Québec, d’où nous vient ce recueil d’essais traduits par une douzaine de personnes. Quant à Voltairine, prof de piano puis d’anglais pour les immigrés juifs que l’«Américain intelligent» moyen n’aimait pas, elle se définissait comme anarchiste, et ce ne sont pas ses poèmes qui en parlent le plus mal : «– Mais qu’ai-je à voir avec les autres ? Qui sont-ils donc ? / – Ils sont toi. / – Et ceux qui sont venus avant moi, qui sont-ils ? / – Eux aussi, ils sont toi. / – Le Silence et la Nuit auraient donc une fin ? / – Ils finiront en chant et en lumière. / Et la douleur s’achèvera en Paix / Puisque la mort meurt en moi / Tandis que tu passes de toi aux autres» («La vie ou la mort», mai 1892).

Si l’on en croit Normand Baillargeon et Chantal Santerre dans leur introduction, ce serait volontairement que Voltairine de Cleyre serait restée dans l’ombre, et qu’elle est aujourd’hui peu citée en regard de militants qu’elle a côtoyés et dans les revues desquels elle a publié, tels Emma Goldman ou Benjamin Tucker. Il faut dire que, sans s’affider à une branche précise de l’anarchisme, Voltairine tire surtout son miel d’une connaissance de l’humain propre à ceux qui se sont beaucoup auscultés. Ce qui la rend doucement désillusionnée.

Asservissement. Ainsi admet-elle volontiers que «l’attrait du confort matériel a toujours été plus fort chez les hommes que l’attrait de la liberté» et qu’il y a donc peu d’espérance de les tirer «de leur indifférence». Si solution il y a, elle viendra par l’autodestruction du capitalisme. Ses pages les plus émouvantes et les plus lumineuses concernent la condition des femmes, dans l’asservissement desquelles elle ne voit qu’un cas particulier du sort fait à l’individu dans la société : «Ne partagez rien avec votre amant(e) que vous ne partageriez avec un(e) ami(e). Je crois que le mariage défraîchit l’amour, transforme le respect en mépris, souille l’intimité et limite l’évolution personnelle des deux partenaires. C’est pourquoi je pense que “le mariage est une mauvaise action”» («Le Mariage est une mauvaise action», 1907).

Éric Loret, Libération, no 8884, 3 décembre 2009

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