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14 avril 2022

La petite histoire (culturelle) de l’éjaculation féminine

Retour sur les représentations du « flux de joie » féminin à travers les siècles.

 

À part si l’on va la chercher dans la catégorie « femmes fontaines » des sites porno, la jouissance féminine n’est que rarement montrée jaillissante, éclaboussante, inondante. Toutes les femmes peuvent pourtant éjaculer, de quelques gouttes ou de plusieurs centilitres. Dans son livre Fontaines : Histoire de l’éjaculation féminine de la Chine ancienne à nos jours, la chercheuse allemande Stephanie Haerdle raconte comment l’éjaculation féminine a été successivement découverte puis oubliée, et rappelle que celle-ci est loin d’avoir été toujours aussi discrète dans les représentations culturelles.

SEXE VOLUPTUEUX ET FLUX JAILLISSANT

Dans la Chine ancienne, à l’ère préchrétienne, la sexualité s’érige au rang d’art et contribue autant au bien-être qu’à une longue vie. Le jus des femmes est presque sacralisé, ou a minima le signe d’une sexualité saine et épanouie : l’éjaculation féminine est amplement décrite dans des romans, des traités érotiques et des manuels d’érotologie. Pour l’équilibre du yin et du yang (le yin représentant, entre autres, la femme), l’homme est encouragé à s’abreuver du jus de sa partenaire pour en absorber énergie – tout comme la femme tire de la force du fluide masculin. Dans un texte intitulé Entretiens sur la suprême gouverne dans le monde, le flux des femmes est ainsi désigné comme « l’épanchement du pôle du milieu », et décrit comme « pur et frais » et au goût « saumâtre ».

Dans les ouvrages de sexologie de l’Inde ancienne aussi, l’orgasme éjaculatoire des femmes est longuement décrit, tout comme les manières d’y parvenir. Au Moyen-Âge, le poète Kalyanamalla énumère dans son ouvrage Ananga Ranga une typologie de femmes selon leur physique, leur tempérament et leurs parties génitales. Le sexe de la citrini (la coquette femme des arts) serait une « maison du dieu de l’amour, douce, ronde, ouverte et toujours riche en eau de volupté » tandis que la hastinī (la femme-éléphant) produirait « une sécrétion de volupté qui sent fort le suc de rut d’éléphant ».

« OUBLI » DE LA SCIENCE ET LITTÉRATURE ÉROTIQUE

Dès l’Antiquité, l’éjaculation féminine est lentement invisibilisée, tout comme les connaissances étonnamment détaillées de l’anatomie féminine dont on disposait jusque-là. Dans une conception très binaire du corps, les femmes sont considérées comme des hommes ratés, qui disposent quant à eux du corps humain universel. Les savants ayant découvert que la semence féminine n’avait pas d’impact sur la procréation, l’éjaculation et le liquide expulsé par les femmes au moment de l’orgasme sont relayés à l’arrière-plan, puis complètement ignorés : à partir du XIXème siècle, l’éjaculation féminine disparaît des textes médicaux.

Heureusement, la littérature érotique n’a pas la mémoire aussi courte. Dans L’École des filles, publié anonymement en 1655, il est fait mention d’une « liqueur blanche et épaisse comme de la bouillie, [que les amants] rendent tous deux l’un et l’autre avec un délice qui ne se peut exprimer ». Dans Ma vie secrète de Walter, écrit à la fin du XIXème siècle mais publié plus tard, le protagoniste raconte également l’orgasme humide de sa partenaire : « Quel paquet de mouille tu as fait, dis-je. Je ne peux me retenir, répondit-elle. Mon expérience était courte, mais je n’avais constaté telle effusion chez aucune des femmes que j’avais tamponnées. Avant de décharger, j’avais senti son humidité sur mes doigts, je la possédai en une autre occasion, et la même chose se produisit. »

À partir des années 1920, les textes médicaux et de sexologie se focalisent sur l’idée de corps féminins et masculins construits en opposition et l’éjaculation devient l’apanage des hommes. Celle des femmes brouille dès lors cette différenciation et n’est quasiment plus nommée, d’autant qu’on la confond avec de l’urine non contenue, ce qui participe au tabou. Dans ses célèbres Monologues du vagin, Eve Ensler raconte comment dans les années 50, son partenaire l’a faite se sentir honteuse après qu’elle ait trempé les draps. « Et ça m’a excitée, tellement excitée que, bon, il y a eu une inondation en bas. Je ne pouvais pas la contrôler. C’était comme si la force de cette passion, ce torrent de vie jaillissait de moi, traversait ma culotte […]. Ce n’était pas du pipi et ça sentait – bon, à vrai dire, je n’ai rien senti du tout. [Mais] il a dit que j’étais « une fille bizarre qui puait ».

L’ORGASME TREMPÉ SUR SCÈNE ET À L’ÉCRAN

Ce n’est qu’au début des années 80 que la médecine redécouvre (enfin) la prostate et l’éjaculation féminine. Pendant les deux décennies qui suivent, trois femmes fontaines féministes nord-américaines mettent en lumière un orgasme humide et éruptif à travers des films, performances et conférences : Annie Sprinkle, Deborah Sundahl et Shannon Bell. Surnommée « The Ejaculator », Shannon Bell apprend à maîtriser ses éjaculations au point de pouvoir viser une pièce de monnaie et de deviner le volume et la texture de son jus avant même de l’avoir expulsé. Elle joue dans Nice Girls Don’t Do It (1989), un court porno documentaire dans lequel elle éjacule plusieurs fois.

La même année, le magazine lesbien Rites publie The Everywoman’s Guide to Ejaculation, un tuto sur l’éjaculation rédigé par « The Ejaculator » elle-même. Celle-ci a d’ailleurs également participé à un éjaculathon dans le cadre du Michigan Woman’s Festival, dont le principe est assez transparent : gicler le plus vite, le plus loin et en plus grande quantité, tout ça en collectivité. Comme Bell, Annie Sprinkle éjacule sur scène et à l’écran, et éveille les femmes à un plaisir débordant, sans pour autant faire de l’éjaculation une condition à une vie sexuelle épanouie. En 1992, c’est au tour du film éducatif How to Female Ejaculate de Deborah Sundahl de montrer les orgasmes éclaboussants de plusieurs femmes. Sous l’impulsion des mouvements queer et féministe, la femme fontaine (re)devient une figure féminine puissante, qui prend le contrôle de sa sexualité sous les trombes d’eau.

Le porno mainstream s’est aussi largement emparé de l’éjaculation féminine pour en faire l’une de ses catégories phares. Au début des années 2000, l’actrice américaine Cytherea, dite la « Squirt Queen », est la première à se spécialiser dans l’éjaculation. « Avant moi, il n’y en avait que pour le sexe anal. […] J’ai littéralement révolutionné le métier, faisant passer de la sodomie au squirt », déclare-t-elle en 2014. Sur Playboy TV, on la met en concurrence avec une autre reine du squirt, Flower Tucci : l’une doit éjaculer sur un pot de fleur, l’autre viser un interrupteur. Détentrice du record de 4,88 mètres pour une éjaculation, Flower Tucci s’est entraînée des mois pour parvenir à de telles performances. « Maintenant, si j’ai un orgasme clitoridien, j’ai du mal à me retenir. C’est si puissant que je gicle comme quand quelqu’un pose son doigt sur un tuyau d’arrosage », déclare-t-elle.

Au milieu des années 2000, la Grande-Bretagne interdit les scènes d’éjaculation féminine dans les DVD porno, prétextant qu’il s’agit d’urophilie (ce qui est évidemment faux). Cette censure est suivie par d’autres, et mène à la fin de l’avènement du squirting dans le porno. En 2011 et après plus d’un an sans éjaculer face caméra, Flower Tucci rappelle que le patriarcat pèse jusque dans la libre expression des fluides sexuels : « Les studios ne veulent plus que j’éjacule à cause des risques de procès. […] Je milite contre cela, parce que je déteste que le gouvernement autorise les hommes à barbouiller tout ce qui les entoure de leur sperme et interdise aux femmes de jouir sans entraves. »

De nos jours, des réalisatrices X continuent de mettre en avant des orgasmes féminins jaillissants. Dans Captive, son dernier long-métrage diffusé en novembre 2021 sur Canal+, Anoushka ne montre aucune éjaculation masculine et fait le choix de porter sa caméra sur le plaisir inondant de l’actrice Misungui. Il y a aussi Female Ejaculation, produit par Erika Lust et dirigé par Paulita Pappel, qui débute par un « It’s 2016, women can ejaculate! » ou encore Don’t Call Me a Dick, dans lequel Olympe de G filme une éjaculation féminine à 2 000 images secondes. Un slow motion poétique qui laisse le temps d’admirer la puissance de l’orgasme éjaculatoire et sa beauté ruisselante.

Pauline Allione, Urbania, 14 avril 2022.

Lisez l’original ici.

 

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