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La médiocratie ou l’injonction à rester enfermé dans une moyenne impérieuse
Alain Deneault est professeur à l’Université de Moncton (Canada) et docteur en philosophie de l’Université de Paris-VIII. Selon lui, la moyenne devient la nouvelle norme et « à force de nous maintenir dans la moyenne, on devient insignifiants ».
« La médiocratie est un monde -le nôtre- qui a fait de la moyenne une norme impérieuse de n’avoir rien de plus à afficher, à affirmer, à manifester qu’une activité moyenne, qu’une connaissance moyenne, qu’un désir moyen. Il faut être paramétrable. » Voici la thèse avancée par Alain Deneault invité pour son livre La médiocratie paru en 2015 aux éditions Lux.
La médiocratie ou quand le nivellement par le bas devient un fait social. Il est humain de ressentir ce genre de choses et surtout, c’est bien plus qu’un ressenti, car dans beaucoup de cas, c’est une réalité. De plus en plus de personnes occuperaient en entreprise des postes situés au-delà de leur seuil de compétence.
Les individus deviennent alors entièrement interchangeables. Cette médiocratie comporte des risques, dont celui de perdre de vue les enjeux importants comme la justice sociale et l’écologie.
Le règne de la banalité du mal et de l’enfermement de l’individu
Ce qui définit aujourd’hui un système médiocratique, c’est, d’après Alain Deneault, le fait de se complaire dans une forme d’automaticité déraisonnée où l’individu ne résonne pas en sa conscience, par sa propre liberté, puisque son autonomie est définie par les limites mêmes que lui imposerait cette médiocratie sociale : « C’est un système dans lequel le métier a été remplacé par la fonction, où les techniques prévalent sur les pratiques. La médiocratie a beaucoup à voir avec le taylorisme, où on a compris que dans une grande organisation, les sujets doivent être interchangeables, sous une forme incitative ou coercitive. La médiocratie est à voir comme une façon de laisser des sujets par eux-mêmes atteindre des cibles en jouant le jeu et en abdiquant sur un certain nombre d’exigences, notamment d’autonomie intellectuelle. Et si vous démultipliez dans une société des acteurs qui se plient à des règles irréfléchies, vous alimentez la banalité du mal. Vous arrivez à une situation où tout le monde obéit sans trop prendre la responsabilité à des injonctions« .
Elle consisterait à suivre une certaine tendance, lourde et invisible, qui consiste à enjoindre et à enfermer, sans qu’il en ait conscience, autrui à une liberté déguisée, normée, qui l’empêcherait de s’élever comme individu, pour servir les intérêts d’un ou d’une « médiocrate », notamment une certaine élite, qui tirerait autrui vers le bas, dans les bas instincts : « C’est enjoindre dans différents milieux, dans différentes conjonctures, des gens à se plier à des normes, à des protocoles, à des standards étriqués, et ce sous couvert d’initiatives, de liberté toujours très balisée et limitée. »
Au fond, être médiocre, paradoxalement, c’est exploiter son intelligence sociale de manière perverse pour faire en sorte qu’autrui déraisonne et n’ait pas la volonté de s’élever, pour que celui-ci soit soustrait à ses intérêts. Et nous sommes aujourd’hui face à des pouvoirs organisationnels, institutionnels, incitatifs qui nous restreignent à ne surtout pas en faire plus. Aujourd’hui, il est regrettable de voir que l’élite, les gens puissants favorisent la médiocrité, cette injonction à être moyen qui fait que, dans tous les secteurs de nos vies aujourd’hui, nous ne serions jamais poussés à nous dépasser, à faire preuve de créativité, mais à rester dans le rang moyen. Car cette moyenne n’a rien de démocratique, d’intelligible, au contraire, elle est imposée. Pourtant, on a le pouvoir de s’affranchir de ce comportement moyen prescrit, qui sert les intérêts de cette médiocratie, qui n’a pas intérêt à laisser autrui à penser par lui-même« .
La société serait-elle en train de rompre avec la médiocratie ?
Considérant que tous les repères de notre époque seraient dominés depuis longtemps par les médiocres, le philosophe explique que le tournant politique auquel nous assistons aujourd’hui, ne traduit rien d’autre que la faillite du projet médiocrate : « Les gens prennent conscience qu’il faut s’affranchir de la volonté de s’enfermer dans un paramétrage, un certain nombre de protocoles, de normes, de standards et qu’il faut se redonner les moyens de notre citoyenneté, de notre société civile éclairée, rompre avec cette façon d’enfermer le commun dans un paramétrage qui donne une impression de liberté, mais sous une forme très contrôlée. Ce qu’on voit aujourd’hui, même politiquement, c’est la volonté de rompre avec la faillite de ce système parce qu’il n’est jamais parvenu à prendre la mesure des problèmes du temps et à être à la hauteur des enjeux« .
Il est urgent de rompre avec la médicratie et de soutenir ceux qui résistent
Au contraire, Alain Deneault considère qu’il est plus qu’urgent de prendre fait et cause pour toutes celles et ceux qui résistent à la médiocrité et à la médiocratie, en refusant un certain nombre d’injonctions, en rompant avec un certain nombre de pratiques pour des raisons à la fois éthiques, philosophiques et politiques collectives : « Les gens doivent s’affranchir de cette tendance prégnante pour prendre leur propre destin en main et ainsi arrêter de flatter ce qui encourage les bas instincts et les passions tristes, la bassesse des égos. Il y a notamment chez les élites une volonté non pas seulement de suivre les directives, mais de s’y plier avec ardeur, en manœuvrant de façon à se positionner sur un échiquier et s’enrichir par la médiocrité. Le spectacle qui nous est donné en France aujourd’hui, c’est souvent la médiocrité par la politique plutôt que de songer à trouver une autre boussole que celle de la tactique et la communication dérisoire« .
Cependant, le philosophe alerte sur les dangers des élites qui prétendent rompre avec la médiocratie pour mieux s’y reprécipiter une fois qu’elles ont obtenu gain de cause. Il cite l’exemple de l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis : « Donald Trump est d’une part le symptôme même de l’échec de la médiocratie, car si au fond les gens se sont reconnus en lui, c’est par volonté d’en finir avec cette médiocratie et le système établi. Sauf que, d’autre part, le paradoxe veut que les gens aient finalement opté pour quelque chose de pire que ce contre quoi Trump s’est positionné, car il replonge aussitôt dans ce même médiocratisme qu’il prétendait combattre, pour tirer avantage, une fois au pouvoir, de la popularité que lui a conféré son électorat, et le replonger dans les bas instincts« .
La suite, passionnante, est à écouter…
Zoom zoom zen, France Inter, 31 janvier 2025.
Illustration: © Getty – Fanatic Studio / Gary Waters
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