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30 janvier 2022

La laideur et nous

Vous l’aurez compris depuis longtemps, j’aime parler de patrimoine, celui qu’on malmène, qu’on piétine, qu’on efface à coups de pelles mécaniques, d’ignorance et d’opportunisme.

Chaque fois que je suis témoin de cela, je tente de pousser plus loin ma réflexion sur les sentiments qui nous habitent face à ces ravages.

Pourquoi pleurons-nous devant une maison ancestrale mal en point depuis des décennies et qu’on élimine afin d’y ériger de beaux condos flambant neufs ? Pourquoi sommes-nous choqués devant des exemples de façadisme hypocrite ? Pourquoi avons-nous le cœur en mille miettes de voir des monuments de grande valeur que notre manque de moyens (et de créativité) n’arrive pas à faire vivre ?

Ces questions, elles sont de l’ordre de l’irrationnel, du viscéral, de l’émotion.

C’est avec ces outils qui n’en sont pas que Marie-Hélène Voyer a écrit L’habitude des ruines, un livre qui m’a procuré un immense plaisir au cours des derniers jours et qui m’a aidé à répondre aux questions que je me pose.

En temps normal, Marie-Hélène Voyer écrit de la poésie ou s’intéresse à la littérature. Mais cette fois, elle s’est glissée dans la peau de l’essayiste pour écrire ce livre qui, dit-elle d’emblée, n’est pas « un exercice de nostalgie ».

Elle prend le temps de nous dire que son pavé n’est pas un « plaidoyer pour une glorification du passé, pour une pétrification de notre patri­moine bâti, pour une calcification de nos paysages ou encore pour une muséification de nos villes ».

Il s’agit encore moins d’une enquête sur « la démolition systé­matique de notre patrimoine bâti ou sur la dilapidation méthodique de cet héritage culturel et mémoriel dont on prive nos enfants ».

En revanche, l’auteure ne se gêne pas pour exprimer son « agacement contre les fétichistes de l’inauthentique, contre les euphoriques de la fausse grandeur et contre les marchandeurs de liberté qui confisquent l’espace commun au profit de quelques privilégiés ».

Avec une écriture d’une grande beauté, mais pas du tout racoleuse, Marie-Hélène Voyer met en lumière notre indifférence, notre passivité, ou ce qu’elle appelle notre « accoutumance anesthésiée » face aux gestes qui sont faits tous les jours (3000 bâtiments anciens sont démolis chaque année au Québec) par des promoteurs voraces et des élus municipaux ayant perdu le nord devant des sources de revenus grasses et faciles.

Au fil du temps, on s’est lassé des batailles, on a intégré ces démolitions au nom du modernisme et de la nouveauté. « Dans la plus totale indifférence, on éborgne chaque jour un peu plus notre sens de la durée et notre rapport au temps », écrit l’auteure.

Au fil du temps, on s’est habitué à vivre avec la laideur. D’ailleurs, on ne sait plus (ou on n’ose plus) nommer la laideur.

Mieux que cela, on s’est habitué à vivre parmi les ruines, celles de bâtiments ravagés par les flammes (l’auteur fait la nomenclature des principaux grands incendies qui ont dévasté des villes du Québec), de ceux qui coûtent trop cher à entretenir, de ceux qui ne cadrent plus avec le paysage architectural ambiant que nous nous sommes inventé.

L’un des passages parmi les plus intéressants de cet ouvrage est celui qui porte sur cette architecture des banlieues et des villes en « plein essor » qui multiplient les campagnes publicitaires pour qu’on aille y vivre.

Il est question de ces mégamaisons ou ces néomanoirs, « ces rémi­niscences de villas italiennes, des retailles de ranchs états­uniens, ou encore des idées vagues de châ­teaux victoriens ».

L’auteur souligne à gros traits que, tout en procédant à l’effacement de notre patrimoine, nous érigeons des quartiers entiers qu’on a la prétention de nommer « domaine, manoir ou seigneurie ».

On va en Europe pour baver devant de splendides et émouvants monuments des XVIIe et XVIIIsiècles pour mieux revenir ici assister à la démolition des maigres trésors que nous possédons dans le confort de notre maison du Domaine Machintruc.

«On rase des paysages agricoles ancestraux, on démolit des maisons patrimoniales authentiques, des traces précieuses et irrempla­çables de notre histoire, tout cela pour construire du neuf qui mime l’ancien.»

Extrait de L’habitude des ruines, de Marie-Hélène Voyer

Parmi les nombreux thèmes abordés, il y a celui qui fait partie de mes marottes : le façadisme, « l’une des plus ver­tueuses hypocrisies inventées par ceux qui préten­dent avoir à cœur la préservation des lieux existants ».

Ce concept, inventé pour donner bonne conscience aux promoteurs, consiste à conserver une « rognure » du bâtiment détruit pour créer un « touchant rappel » du passé. « Il y a quelque chose de frankensteinien dans cette architecture du raboutage et de l’évidage », ose écrire Marie-Hélène Voyer.

Notre insatiable soif du neuf et de la nouveauté nous empêche de voir, de comprendre et de réfléchir à ce que nous sommes en train de faire subir à notre patrimoine.

On pourrait aussi parler de plan d’urbanisme, de la façon dont on chambarde les logements dans les grandes villes, mais aussi de ces projets « structurants » et de ces infrastructures « vernies de conscience verte » qu’on nous enfonce dans la tête et qui, une fois terminés, montrent le sapin qu’on s’est fait passer.

On s’est habitué à la laideur. Et chaque fois qu’un morceau de notre patrimoine disparaît, on se souvient de cela. C’est sans doute cette émotion que l’on ressent.

Mario Girard, La Presse, 30 janvier 2022

Photo: Démolition de l’église Saint-Thomas, à Pierreville, en 2016. MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Lisez l’original ici.

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