
Jean-Philippe Pleau: Rue Duplessis, ou la fierté de la basse-ville
Invité d’honneur du Salon du livre de l’Outaouais, l’animateur de Réfléchir à voix haute sur ICI Première Jean-Philippe Pleau arrive à Gatineau pour discuter de pauvreté, d’ascenseur social et de déterminisme social, thèmes qui traversent son plus récent livre, Rue Duplessis (Ma petite noirceur).
Dans cet essai, très lucide, sur son propre parcours de vie, Jean-Philippe Pleau se décrit comme un «transfuge de classe», en commençant par faire le portrait de ses origines familiales, très défavorisées, bien peu éduquées, et celui de son enfance – marqué par l’intimidation – à Drummondville.
Au fil de ce récit au «je» se chevauchent donc une analyse sociologique et une démarche autobiographique, qui permettent à l’auteur de scruter les conditions d’une pauvreté que l’auteur estime «condamnée à se perpétuer».
Il y évoque tout ce qui l’a poussé à se «désidentifier» de ses racines… sans jamais vraiment parvenir à se sentir plus à son aise dans le bassin social où il a fini par retontir.
Langue accessible
Rue Duplessis se lit comme une série de confidences – érudites – que nous chuchoterait un proche partageant non pas sans honte d’avoir été pauvre, mais «la honte d’avoir eu honte» de ses origines. Honteux d’avoir trop longtemps cherché à cacher ses réflexes de pauvre – ses «marqueurs de classe» – au lieu de s’accepter et de s’afficher tel qu’il était.
S’il se lit tout seul, c’est précisément parce que Jean-Philippe Pleau, qui détient une maîtrise en sociologie, tient à s’adresser au commun des mortels, plutôt qu’aux universitaires enfarinés. En plébéien solidaire, Pleau veille à employer «la langue de [son] père», analphabète fonctionnel.
«Mon père fait partie des gens qui croient que leur vie ne mérite pas d’être racontée. Je fais le pari qu’en restituant la sienne [et celle] de ma famille, je trace le portrait d’un type social: celui du dominé, issu d’une classe de dominés. Un portrait du vaincu dans le grand jeu de la reproduction sociale. Je veux […] les sauver de l’oubli», écrit-il.
Dans le «grand monde» journalistique et universitaire – parmi «les pleins» (pour «pleins aux as» ou «pleins de cash»), comme les appelle son père – «je me sentais comme un étranger», indique Pleau-le-transfuge de classe.
«Je ne possédais pas les bons codes: on me l’a dit carrément. On m’a fait, même à Radio-Canada, des commentaires qui n’ont pas vraiment leur place dans une réunion de travail. Je ne les possède pas [davantage] aujourd’hui, c’est comme si le suit (le costume social) ne me faisait pas.»
«En écrivant ce livre, j’ai réussi à transformer ma honte en fierté». Après une courte pause, il ajoute: «Et j’ai l’impression qu’on m’accepte plus pour ce que je suis, depuis la parution de Rue Duplessis.
Une libération
Son livre, qui découle d’une conversation radiophonique avec l’écrivain Édouard Louis, se penche sur tout ce qui «dès la naissance, vous assigne une place dans la société». Une façon pour lui de «réconcilier le présent et le passé», dit-il.
Tout en prenant soin de signer une «lettre d’amour» à ses parents, il ne fait aucune cachette de ses deux grands objectifs: dénoncer «la reproduction sociale de la misère», et «venger ma race». Celle de la basse-ville.
Ce livre, «je l’ai écrit pour moi, pour me libérer, d’abord et avant tout». Du sentiment de culpabilité. Du syndrome de l’imposteur. Du silence qu’il s’imposait, mais qui a fini par le «menotter». Et des palpitations qui le guettent encore parfois, lorsqu’il va assister à une pièce de théâtre ou un concert symphonique, ces lieux auxquels rien ne le prédestinait.
«Bien sûr, j’aurais pu obtenir les mêmes résultats» que le livre, après quelques «années de psychothérapie», en consignant tout ça dans un journal intime «sans le publier». «Mais je voulais absolument tendre une main vers l’autre.» «L’autre», ici, c’est quiconque a réussi à s’élever peu ou prou de sa condition sociale d’origine.
Les quelques critiques qu’il a «reçues du milieu universitaire, qui [lui] reproche parfois d’être trop accessibles», il les balaye du revers de la main, en songeant, à tous ces lecteurs venus s’effondrer «dans [s]es bras en pleurant, pour [lui] dire à quel point le livre les avait touchés» et qu’ils comprenaient désormais mieux en quoi ils avaient pu être les victimes d’un «verdict social». Voire d’un «écrasement».
«Mon père comme ses frères se sont toujours enorgueillis d’avoir quitté l’école pour l’usine, sans réaliser que c’était le système qui les en avait exclus dès le départ», constate-t-il.
«Comment vendre [aux jeunes] l’idée que l’école, c’est important», quand on les bombarde en parallèle de succès instantanés à la télévision ou qu’on leur offre, «dès qu’ils sortent du secondaire», des salaires mirobolants pour aller travailler dans les mines abitibiennes.
Transformer sa honte en fierté
Parmi les commentaires récurrents, «on me dit ‘merci d’avoir mis des mots sur nos histoires. Merci, parce que ça nous permet de se sentir autorisé à raconter la nôtre à notre entourage. Et moi, j’ai réussi à transformer ma honte en fierté en écrivant ce livre. J’ai peut-être contribuer à ce que d’autres se disent “voilà ce que nous sommes”.» Plusieurs collègues radio-canadiens lui ont confié s’être reconnus. «[Avant], on n’osait pas nommer d’où on vient, mais, après t’avoir lu, on s’assume», lui ont-ils avoué.
Il n’est pas certain de la forme que pourrait prendre «la prochaine étape» de cette «prise de conscience» collective, mais il réfléchit, par les temps qui courent, à des façons communautaires de pousser plus loin cette libération d’une parole qui n’aurait plus peur, ou honte, des stigmates sociaux.
En parallèle, un projet d’adaptation de Rue Duplessis pour les planches est d’ailleurs dans les cartons. Et son récit connaîtra d’autres aventures – dont il ne pourra pas révéler la teneur avant quelques mois.
«Au Québec, on a encapsulé la Révolution tranquille [en la confinant à une période de] six années… mais pour moi, ce mouvement est loin d’être terminé : il est encore en marche!»
Yves Bergeras, Le Droit, 20 février 2025.
Photo: Joannie Lafrenière /Lux éditeur
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