Jean-Philippe Pleau défait le mythe de l’égalité des chances
De passage à Tout le monde en parle dimanche dernier, le sociologue Jean-Philippe Pleau est venu discuter de son roman autobiographique, intitulé Rue Duplessis : ma petite noirceur, qui traite de l’iniquité entre les classes sociales. En rupture de stock dans plusieurs librairies, son livre cible un sujet chaud, à l’heure où le fossé entre les riches et les moins nantis continue de s’agrandir.
Issu d’une famille ouvrière peu scolarisée, l’auteur, qui anime aussi l’émission Réfléchir à voix haute sur ICI Première, se considère comme un transfuge de classe; une personne ayant voyagé d’une classe sociale à une autre, un périple qui va au-delà du simple aspect économique.
Il décortique avec brillance ce phénomène dans Rue Duplessis : ma petite noirceur, un récit alimenté par les histoires de sa famille et de son quartier d’enfance.
«Souvent, quand on me parle des transfuges de classe, on va seulement faire référence à l’aspect économique. Évidemment que cet aspect-là est super important, mais il y a tout le reste aussi : les habitudes culturelles, les façons de se penser, les façons de se rêver aussi. Tout ça s’est transformé dans mon cas. J’ai l’impression d’avoir fait un voyage social à travers moi-même, comme une immigration de l’intérieur.»
Au cours de son entrevue à Tout le monde en parle, le sociologue évoque le concept comme un véritable choc culturel, une transition qui a même mené à la disparition de points en commun avec ses parents, un clivage qui est venu tarir le dialogue familial.
Touché par sa lecture du livre de Jean-Philippe Pleau, Guy A. Lepage, l’animateur de Tout le monde en parle, affirme lui aussi s’identifier à ce sentiment de transformation identitaire :
« Je dois avouer que j’ai été bouleversé par ton livre, probablement parce que, d’une certaine façon, je me sens comme un transfuge de classe moi aussi. »
« Les dés sont truqués »
Dans son ouvrage, Jean-Philippe Pleau se base sur son expérience pour décrire l’égalité des chances comme une « joke », un concept défaillant qui n’est pas du tout un reflet de la réalité. Tous et toutes ne partent pas avec les mêmes chances dans la vie, et tous et toutes n’ont pas les mêmes occasions favorables sur leur chemin pour aboutir au même endroit.
Il suffit de se promener dans des quartiers de Montréal pour constater que les inégalités existent encore, les statistiques le montrent aussi
, explique le sociologue.
Jean-Philippe Pleau considère que ces inégalités sont cachées par la notion de classe moyenne, un concept vaste qui ne différencie pas les familles qui envoient leurs enfants dans le réseau scolaire public et celles qui ont accès à des écoles privées très chères, par exemple.
«Il y a des écoles, au Québec, où ça peut coûter jusqu’à 25 000 $ pour y envoyer son enfant. Ça existe, et je pense qu’on a tendance à l’oublier. En même temps, c’est nous, comme citoyens, qui payons cela, qui contribuons à ce système-là qui permet les inégalités et qui les perpétue aussi.»
Le sociologue s’attaque du même souffle aux discours des personnalités publiques qui ne tiennent pas compte de leur milieu d’origine pour se décrire comme « self-made », une expression anglaise souvent utilisée par les personnes qui se considèrent comme les seules responsables de leur succès.
En ce qui le concerne, Jean-Philippe Pleau n’hésite pas à attribuer son succès professionnel à ce qu’il nomme des alliés de mobilités sociales
, et non pas à un don, comme le lui répétaient ses parents.
«Il y a deux personnes qui ont été très importantes dans mon parcours, ma blonde de l’époque, au secondaire, puis un professeur au cégep, qui m’ont fait découvrir les sciences humaines, la fiction, les romans. Sans ces deux personnes-là, je suis convaincu que je serais devenu ferblantier-soudeur, comme mon père, et je suis convaincu que je serais heureux, d’une façon différente, honnêtement.»
Doute identitaire et pauvreté
Malgré sa carrière et les éloges qui fusent de toute part sur son ouvrage, Jean-Philippe Pleau affirme qu’il a l’impression d’avoir le cul entre deux chaises
en ce qui concerne son identité. Est-il l’homme sur le plateau de Tout le monde en parle, ou le petit gars qui n’est pas devenu ferblantier-soudeur comme son père?
«Je suis ici à Tout le monde en parle ce soir, j’ai le syndrome d’imposteur dans le tapis. J’ai l’impression de voler la place de quelqu’un d’autre.»
Si le questionnement identitaire persiste chez l’auteur, il n’hésite pas à croire en la valeur sociologique du récit qu’il a couché sur le papier avec Rue Duplessis : ma petite noirceur. Il veut ouvrir un discours sur les classes sociales et déstigmatiser la pauvreté.
« Cette pauvreté-là, on en a honte au Québec. Je pense que c’est le temps de la nommer, de l’assumer, de la transformer en fierté », précise-t-il.
ICI Télé, 16 avril 2024.
Photo: Karine Dufour
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