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28 novembre 2022

Inventer son ennemi

L’essai de Francis Dupuis-Déri, Panique à l’université, analyse ce qui se cache derrière les appellations incontrôlées de « woke » et de « wokisme ». L’auteur démonte une à une les stratégies de polémistes qui cherchent à créer un climat de panique sociale propice au maintien d’un statu quo qui les avantagent. Le livre en fait une démonstration des plus éloquentes.

Sauriez-vous dire si vous êtes woke ou non? En fait, sauriez-vous juste dire ce que cela peut signifier, être woke? Et si c’est une bonne ou une mauvaise chose?

Ne vous confessez pas tout de suite! Attendez quelque peu! Les plus récentes acceptions du mot, tel que compris et popularisé par des chroniqueurs de différents médias, en ont fait un anathème. Dans leur bouche, ce vocable sert à décrire un mouvement global de groupes minoritaires faussement opprimés cherchant à prendre la majorité en otage, à la rendre hésitante, honteuse d’elle-même et de ce qu’elle pense sans savoir qu’elle le pense. Ces gens séviraient actuellement dans nos universités, occupées dès lors à endoctriner les élèves.

Or, nous rappelle Francis Dupuis-Déri, ce n’est pas cela que cette désignation a signifié au départ. Il s’agissait d’inciter tout un chacun à s’éveiller aux disparités sociales, aux inégalités et de montrer de la compréhension à l’égard de ceux qui souffrent de ce déséquilibre d’équité dans la société. Et, il est vrai, de travailler à défaire les automatismes intellectuels et idéologiques qui peuvent cautionner et masquer ces états de fait.

La réaction de ceux qui s’irritent de ces efforts serait guidée, selon l’essayiste, par la volonté de créer un vent de panique morale. Celle-ci est définie comme construction artificielle d’une indignation motivée par la désir des élites de renforcer des dispositions de contrôle social. Il est assez visible que, chez ces indignés, il y a un désir, à tout le moins, de contrôle idéologique. Les termes utilisés, au gré des situations, passent de woke à courant islamo-gauchiste et à culture de l’annulation. Or, le désir de faire taire est un jupon qui dépasse sous les habits de ceux qui se disent victimes de ces « courants ». Il est d’ailleurs ironique de les voir répéter sur toutes les tribunes possibles qu’on veut les museler.

Pour nous convaincre de cela, Francis Dupuis-Déri y va de plusieurs méthodes. Une première est de nous démontrer que l’université n’est pas une tour d’ivoire aux portes de laquelle s’interrompt le tumulte idéologique de nos sociétés. En elles, se répercutent les échos de ce qui se pense dans la cité. Il évoque donc l’histoire de l’institution, revient à sa naissance et montre comment celle-ci a pu baigner et baigne encore parfois dans des guerres de pouvoir. Il appert qu’en ses premières années d’existence, les étudiants ont pu même, pour un temps, obtenir que les professeurs leur prêtent un serment, recueilli par un recteur étudiant.

Une deuxième méthode est de montrer, chiffres à l’appui, que les programmes consacrés à des questions de race, de genre, de féminisme, et de théories postcoloniales, ne sont pas si importants dans le cadre général de l’université et qu’ils ne connaissent pas non plus une croissance démesurée. Celui qui vient chercher une formation scientifique, de médecin, d’avocat ou en administration ne risque pas de se faire rabattre les oreilles avec ces sujets. L’auteur se livre aussi à un décompte des chaires de recherche, des recherches comme telles, des sujets de thèses de doctorat et de mémoires de maîtrise en science politique à l’UQAM. On ne voit là rien de dominant dans ces sujets dits controversés!

Universités américaines

Plus convaincant encore est cette liste des universités américaines et des cours offerts en certains de leurs programmes en science politique. Il rappelle aussi qu’un grand nombre de ces institutions sont parfois biaisées par une idéologie manifeste, comme ces 70 établissements gérés par des adventistes du septième jour et ces 200 autres catholiques et protestants.

Par contraste, on comprend vite que les faits montés en épingles par ceux-là qui commencent de plus en plus à faire figure de réactionnaires, ne sont que des cas d’exception. Ils ne peuvent en aucun cas faire la preuve d’une mouvance concertée, d’autant plus qu’aucun regroupement ne s’est encore revendiqué du wokisme. La démonstration de l’essayiste ne tombe pas dans le même travers. Elle est fondée sur des exemples détaillés, explicites et sur des chiffres et des réalités tangibles.

Une autre méthode, peut-être la plus convaincante et la plus efficace, est de démonter la rhétorique et les stratégies de ces commentateurs indignés. L’outrance et l’exagération règnent dans les exemples offerts des textes pondus par ceux-ci. Des cas isolés sont offerts comme la preuve d’une menace générale et larvée. Francis Dupuis-Déri, à ceux qui se gargarisent des termes de lynchage, chasse aux sorcières, régimes de terreur, maccarthysme, révolution culturelle chinoise pour offrir des comparables à ce qui se passe aujourd’hui, oppose le bilan chiffré des pendaisons aux États-Unis, des victimes des anciennes vraies chasses aux sorcières, de la terreur post-Révolution en France, des travaux forcés en Chine. C’est éloquent! En face de cela, les polémistes des médias de toutes sortes offrent bien piètre figure dans leur effort d’auto-victimisation.

Bref, l’exercice est magistral et complet. Devant un tel sérieux, une telle application, une telle démonstration, les plates stratégies ne font pas le poids. Ils apparaissent tels qu’ils ont en réalité; des réactionnaires tentant de retourner à leur avantage les griefs des réelles victimes des exclusions sociales de toutes sortes.

Sylvain Campeau, En toutes lettres, 28 novembre 2022.

Lisez l’original ici.

 

 

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