Sur une histoire engagée du mouvement étudiant
Dans la vague des « célébrations » du 50e anniversaire de Mai 68, le livre d’Arnaud Theurillat-Cloutier tombe à point. Jusqu’ici, en fait de synthèse, il fallait s’accommoder du livre pamphlétaire et à droite de Marc Simard[1], qui n’avait pas pris le soin lui, d’admettre sa posture idéologique (et peut-être surtout, générationnelle). Rien de tel avec le livre qui nous intéresse ici. Bien sûr, devant un titre comportant l’expression histoire engagée, l’historien est naturellement porté à affûter ses couteaux, tout paré qu’il est à séparer le grain de l’ivraie – ou la science de la non-science. Il flaire déjà l’anachronisme, le contrefactuel, la décontextualisation, l’abstraction, la causalité indue, la téléologie ou tout ce qui tombe plus ou moins dans son radar disciplinaire. Comment considérer un livre d’histoire qui respecte les usages de la discipline et qui est aussi un livre engagé dont l’ambition est non seulement d’offrir une synthèse, mais qui propose également d’actualiser près d’un demi-siècle de militance étudiante? Avec quels critères en rendre compte : ceux de la discipline historique ou ceux – beaucoup plus difficiles à établir et qui, au fond, échappent largement au présent –, de la pertinence d’un travail pour les combats d’aujourd’hui et de demain? La question se pose encore plus vivement lorsqu’il s’agit d’un livre portant sur un mouvement social dont le propre est de vouloir marquer et changer l’histoire. Devant un tel objet, la personne historienne est doublement interpellé.e, dans sa science et dans son présent. Et c’est encore plus le cas si la personne a, elle-même, comme l’auteur du présent ouvrage, participé directement, comme militant (en 2005 et 2012), au mouvement social dont il traite.
J’ai rapidement constaté que ma question de départ (« cette histoire engagée contribue-t-elle à la recherche? ») tendait à reproduire le bon vieux clivage entre la science et le monde. Imperceptiblement, je me hissais sur un vieux tribunal et partais à la recherche de la « science compromise ». Mais comment adopter cette posture rassurante alors que mes propres recherches sur l’histoire des milieux étudiants ont naturellement puisé dans mon champ d’expérience? Je devais bien l’admettre : on pourrait facilement débusquer dans mes écrits historiques la trace d’enjeux sociaux et politiques et, plus encore, la marque de certaines aspirations et certains projets qui habitent mon propre horizon d’attente et qui se retrouvent, à travers différents filtres dont la plupart m’échappent, dans celui des contemporains du passé. Et puis, je me suis rappelé ce que Fernand Dumont écrivait à ce propos : « En me vouant au strict devoir de la connaissance, je m’interdis de trouver par le même chemin la raison d’être du connaître. » (L’anthropologie en l’absence de l’homme, 1981). La question qui se pose à l’historien.ne est dès lors de savoir comment combiner ce devoir de la connaissance et cette raison d’être du connaître.
Cette note critique, malgré sa sévérité, se voudrait compréhensive : non pas seulement pour jauger comment le savoir déployé est affecté par l’engagement, mais afin de cerner également comment le savoir sert l’engagement et quelle est la pertinence sociale de ce savoir. Il faut mentionner d’emblée que l’histoire engagée proposée par l’auteur n’en prétend pas moins à l’objectivité. Elle s’appuie d’ailleurs sur une quantité impressionnante de sources primaires et met en valeur quelques fonds peu utilisés jusqu’ici, comme ceux des collèges classiques. Cette histoire se veut une « réelle archéologie de ce mouvement pour constituer un récit fidèle, sans mythification ni jugements cavaliers. » (p.19) Fidèle, réelle : ce sont là des mots chargés qui laissent l’historien dubitatif et qui mettent la barre très haute.
Les tons de gris de la politique
Le fil conducteur utilisé par l’auteur saute aux yeux dès la première page, ornée par une ligne du temps où, sur fond d’une variété de tons de gris, le lecteur voit la chronologie du « mouvement étudiant » de 1958 à 2013. Deux trames événementielles y sont superposées : celle de la durée de vie des nombreuses organisations étudiantes et celle des alternances au pouvoir des partis politiques provinciaux. Le tableau donne à penser qu’il y a une corrélation entre ces deux évolutions. Et c’est bien le cas : une grande partie de la démonstration de l’auteur porte sur les actions et réactions des étudiant.e.s aux politiques gouvernementales au fil des décennies. Mais le livre, une brique de près de 500 pages qui n’a pas l’excuse de la contrainte de l’espace, n’explicite pas vraiment cette limite : il affiche plutôt sa prétention de faire l’histoire de l’ensemble du mouvement étudiant au Québec. On ne chicanera pas l’auteur de choisir un fil conducteur, mais on notera que le prix à payer pour réaliser cette ambition est de restreindre cette histoire à la politique étudiante; quitte à mentionner, à l’aide de courtes rubriques qui donnent parfois l’impression d’un patchwork, certains événements et phénomènes qui touchent moins directement aux associations étudiantes – j’en donnerai quelques exemples plus loin. Les acteurs principaux de l’ouvrage, et en fait les seuls véritables acteurs, sont des acronymes qui auraient un succès variable lors d’une partie de scrabble : FEUQ, FEEQ, AGEUM, CASSÉE, ASSÉ, UGEQ, RAEU, AGECTR, etc.
L’opérateur de ce fil conducteur et de la grille de lecture qui en découle consiste en la tension entre deux courants au sein du mouvement étudiant : le « concertationnisme » (ou la participation aux structures de pouvoir) et le « syndicalisme de combat » (qui adopte une posture défiante). En tant que lecteur, j’anticipais voir cette polarité classique, issue de la fin des années 1960, déconstruite au fil de l’ouvrage à mesure que l’auteur approfondit son objet et découvre ce choc du « réel » qui pousse à remettre en question les catégories initiales. Or, il n’en est rien : cette grille colle si bien à l’histoire qu’elle en devient ahistorique. L’avantage, pour l’auteur – philosophe de formation et poursuivant des études doctorales en sociologie –, est de faciliter le classement des groupements étudiants selon leur appartenance à l’un ou l’autre pôle. Ce triage dans l’histoire est d’ailleurs facilité par l’utilisation d’indicateurs (encore sous la forme de polarités) qui révèlent sans ambages les préférences de l’auteur. Il y aurait ainsi, dans l’histoire, une posture démocratique ou élitiste, d’assemblée ou de comité fermé, d’idéalisme ou d’affairisme, d’autonomie ou d’inféodation aux partis politiques, de solidarité sociale ou de corporatisme. Ces indicateurs, qui donnent tout cuit dans le bec du lecteur la « bonne voie » à suivre, moulent fortement ce « réel » que l’auteur entendait respecter. Il s’agit bien entendu (j’y reviendrai) d’identifier grâce à cette grille ce qui mérite d’être actualisé dans le mouvement étudiant.
Concédons à l’auteur que cette grille, qu’il faut bien caractériser comme manichéenne et normative, donne beaucoup de cohérence à un ouvrage qui aurait facilement pu se perdre dans les menus détails (et ceux-ci ne manquent pas!) d’une histoire touffue. Essayons alors de déterminer – et ici, je chausse les bottes de l’historiographe – ce que cette grille permet de débusquer ou de lire dans l’histoire et, au contraire, ce qu’elle laisse dans l’ombre.
Le hangar de la préhistoire
Sur le plan de la périodisation, les disparités dans l’ouvrage sont frappantes. Le premier chapitre sur « les années 1950 » tient sur cinq pages (!) et s’intitule « La préhistoire du mouvement étudiant ». On y retrouve les raccourcis usuels sur la conscience émergente des étudiant.e.s, dont l’histoire est rivée à celle d’un Québec-en-voie-de-sortir-de-la-grande-noirceur. Le second chapitre, dont le titre évoque un slogan de manifestation (« Participer, contester, s’organiser ») et qui traite des longues années 1960, compte quant à lui 61 pages, ce qui est tout de même bien peu pour couvrir ce qu’on a parfois appelé l’âge d’or du mouvement étudiant. La focale sur les associations étudiantes se précise au troisième chapitre (« Une ANEEQ combative ») et dans les suivants, le tout étant couronné par un dernier chapitre (« La résistance au néolibéralisme, 2001-2013 ») qui ne comporte pas moins de 140 pages. Cette disparité s’explique non seulement par l’urgence de l’auteur à rejoindre les combats du présent, mais également par la logique de sa grille de lecture, qui fait des années 1950 et 1960 une sorte de « banc d’essai » où se cristallise la polarité entre « concertationnisme » et « syndicalisme de combat ». Il suffit donc d’introduire l’origine de ces deux postures afin de cerner les multiples déclinaisons de leur déploiement jusqu’à aujourd’hui. Or, il s’avère qu’en tant qu’historien, ce sont justement ces deux décennies qui m’apparaissent d’un intérêt particulier – ce qui informe par ailleurs les limites de cette note critique, inspirée par la place d’où je parle en tant que spécialiste.
La fameuse « préhistoire » du mouvement étudiant a la vie dure. Malgré le livre pionnier de Nicole Neatby[2], qui a démontré l’ampleur de la pensée sociale et politique des étudiant.e.s, déjà « activistes » à leur façon dès les années 1940[3], une quantité de textes ont reconduit depuis le mythe d’un mouvement étudiant qui serait né (en 1956 ou 1958[4]) des cendres de ces « campus festifs » caractérisés par les jeux étudiants, l’hédonisme et la désinvolture élitiste. Notons que dans ces textes – tout comme dans le livre de Theurillat-Cloutier –, ces dates ne sont pas mobilisées pour remettre en question la supposée rupture de la Révolution tranquille; elles la renforcent au contraire en meublant la « préhistoire » du mouvement étudiant. Que l’on qualifie ainsi les années 1950 pour rattraper l’Histoire et monter au plus vite dans le grand véhicule du mouvement étudiant, je le veux bien, mais qu’on assume alors les complications de cette dénomination : une préhistoire amène à réfléchir à ce qui est commun et différent entre deux périodes. Après tout, le rapport un peu obsessif des historiens avec les origines, s’il peut parfois impliquer une nostalgie plus ou moins assumée, se veut d’abord heuristique : il permet de questionner les outils utilisés, de flouter les périodisations usuelles, d’ébranler les enchaînements temporels et, par-là, de déplacer les idées reçues. Et même dans le cas où l’on utiliserait la distinction (éminemment réductrice) entre « campus festif » et « campus mobilisé », souvent associée à cette préhistoire, il faudrait chercher de quelles façons il y a eu passage de l’un à l’autre. Une telle approche ouvrirait à l’élargissement de l’histoire des étudiant.e.s à l’aide d’autres histoires, sociale, religieuse, administrative et urbaine, notamment. Si ce chantier historiographique est déjà bien amorcé au Québec depuis une vingtaine d’années, l’histoire des milieux étudiants demeure largement tributaire du narrative de la Révolution tranquille.
Reconduire une périodisation où l’histoire du Québec et celle du mouvement étudiant sont brassées dans un même chaudron (politique) renforce la perspective québécocentrée de l’ouvrage. Parions que cette périodisation, si lourde de conséquences pour la suite du livre, aurait pu être relativisée ou questionnée moyennant un brin de comparatisme et d’histoire transnationale. Par exemple, l’attente d’une « société idéale », dans la première moitié des années 1960, ne renvoyait pas nécessairement, comme le dit l’auteur, à une « posture libérale » (p. 52), mais plutôt à certaines utopies (comme celle de la société d’abondance) dont étaient fortement imprégnés les étudiant.e.s. de diverses parties du monde. Réduire cette posture à une idéologie (« libérale »), c’est escamoter la complexité de ces utopies et leurs appropriations locales. Dans le même sens, la radicalisation du mouvement étudiant, autour de 1966-67, ne découlait pas de l’élection de l’Union Nationale, mais s’expliquait par une série de conjonctures liées à la combinaison de phénomènes nationaux et transnationaux dont la manifestation constitue encore, à nos jours, l’un des grands mystères des sixties. On pourrait dire la même chose de la vague de sabordage de tant d’associations étudiantes partout dans le monde à la fin des années 1960, qui ne peut être réduite aux mécanismes internes de la politique étudiante – et encore moins à la recherche de coupables. En évoquant, sans vraiment les intégrer dans l’analyse, des contextes et des événements internationaux, l’auteur reconduit à bon compte l’idée de l’exceptionnalité de la province, dont le mouvement étudiant aurait non seulement été le « mouvement social le plus dynamique du Québec », mais également « du Canada et des États-Unis réunis. » (p.19) Rien de moins! Quant au reste du monde, on peut volontiers en faire l’économie; il suffit de dire, pour expliquer les années 68, que « le contexte international n’inspirait pas autre chose qu’une remise en question profonde » (p. 45). C’est bien peu dire.
La neige dans le rétroviseur
S’il peut être injuste de reprocher à un.e auteur.e de ne pas avoir traité davantage de tel ou tel enjeu, il n’est pas impertinent, surtout dans une note critique, d’observer les objets qui ont été négligés ou ignorés; ne serait-ce que pour mieux identifier les partis pris d’un ouvrage et pour esquisser quelques avenues de recherche. Je donnerai trois exemples de ces objets : les travailleurs étudiants du Québec, les étudiantes et les étudiant.e.s internationaux.
1) On a vu que la distinction entre les étudiant.e.s radicaux et les étudiant.e.s participationnistes (ou concertationnistes) était au cœur de l’ouvrage. Cette polarité est rassurante d’un point de vue militant : il y aurait d’un côté les idéalistes et de l’autre ceux qui se compromettent avec le système. Pourtant, plusieurs phénomènes débordaient ces balises. Les travailleurs étudiants du Québec (TEQ) en constituent un bon exemple. Actifs de 1965 à 1968, ils ont été plusieurs centaines à se rendre dans les quartiers défavorisés et les villages désœuvrés de la province. Leurs objectifs étaient variés : faire de l’animation sociale, éveiller la conscience démocratique, stimuler l’autogestion locale, et peut-être même répandre les germes d’une future révolution. Pourtant, les TEQ étaient largement financés par le gouvernement et collaboraient avec des organisations comme le BAEQ (Bureau d’aménagement de l’Est du Québec). S’agissait-il alors de radicaux ou de concertationnistes? Si Theurillat-Cloutier mentionne, comme en passant, cette expérience étudiante, il ne l’utilise pas pour remettre en question sa grille d’analyse.
2) L’historienne Micheline Dumont écrivait qu’il y avait différentes façons d’insérer les femmes dans l’histoire : ne pas en parler du tout, leur accorder une rubrique pour « couvrir » le sujet, ou les intégrer de façon à réfléchir non seulement à ce qui touche directement à l’histoire des femmes, mais également à l’ensemble d’un contexte donné[5]. Selon cette dernière perspective, l’« absence » des femmes est tout aussi révélatrice que leur présence. Dans Printemps de force, les étudiantes apparaissent – on ne les attendait plus! – à la page 154, au cours des années 1980, mais pour quatre paragraphes seulement, bien rangées dans l’un des nombreux sous-chapitres expéditifs de l’ouvrage (« Le féminisme à l’ordre du jour »). Ce n’est que beaucoup plus tard (aux pages 316-318) qu’elles réapparaissent. S’agirait-il tout simplement que le « mouvement étudiant » fût, jusqu’aux années 2000, une affaire d’hommes? Bien sûr que non. Pour nous en tenir aux années 1950 et 1960, les étudiantes impliquées en politique, de Louise Porlier à Francine Laurendeau et Louise Harel, et celles investies dans le journalisme, de Paule Tardif à Lysianne Gagnon et Denise Bombardier, pour ne nommer que celles-ci, ont toutes tenu un discours éclairant sur le mouvement étudiant, critiquant volontiers son androcentrisme. Les stratégies de résistance et d’affirmation utilisées par les étudiantes ont révélé les structures genrées (le discours, l’imaginaire) et les pratiques sexistes (hiérarchisation, discrimination, violence) qui ont accompagné le mouvement étudiant depuis ses débuts. Ne pas interroger ces origines qui ont donné une partie de son ADN au mouvement étudiant, c’est risquer d’adopter sans sourciller les représentations et les justifications qu’ont énoncées certain.e.s militant.e.s – et qui suintent jusque dans les métaphores sexistes les plus banales – d’hier à aujourd’hui.
3) L’un des thèmes de prédilection de l’histoire des milieux étudiants est l’ouverture à l’international. La fascination soutenue pour le Québec qui s’ouvre au monde, si elle est révélatrice d’un certain rapport au particularisme et à l’universel chez plusieurs chercheurs et chercheuses, a souvent accompagné un désintérêt pour l’international sur place. Dès les années 1930, les étudiant.e.s internationaux étaient pourtant bien présents dans les universités québécoises. Ceux et celles qu’on appelait les « étudiants étrangers », en plus de provenir d’une soixantaine de pays, fournissaient jusqu’à 10 % du nombre total d’étudiant.e.s dans les universités. Plusieurs feront leur vie au Québec suite à leurs études. Souvent active et parfois politisée, notamment dans l’arène du syndicalisme étudiant qui intéresse particulièrement Theurillat-Cloutier, ce groupe a contribué à créer des espaces interculturels, a servi d’antennes internationales, a élargi l’horizon des étudiant.e.s québécois.e.s et les a poussé.e.s à reconnaître leurs privilèges. Sur le plan associatif, les étudiant.e.s internationaux ont démontré que l’universalisme dans lequel se drapait le mouvement étudiant – qui prétendait à une représentation totale sinon des jeunes, du moins de l’ensemble des étudiant.e.s – était partial, parfois discriminatoire et souvent autoritaire. Les prétentions d’ouverture à l’international des locaux coexistaient volontiers avec un refus de reconnaître l’existence, la valeur et la contribution de ces « autres » sur place. Un livre synthèse qui écarte pratiquement les étudiant.e.s internationaux – rangé.e.s dans une rubrique d’une page portant l’émeute de Sir George Williams – se prive d’un autre levier pour décentrer le mouvement étudiant, notamment ses prétentions à l’universalité et la violence symbolique qui l’ont caractérisé.
À l’aide de ces exemples, je voulais donner un aperçu des possibilités d’élargissement et du potentiel de réflexivité d’un champ de recherche encore jeune. S’il y a bien, toutefois, un objet sous-estimé et sous-étudié qu’Arnaud Theurillat-Cloutier met en évidence, c’est celui de la mémoire militante. Longtemps, l’histoire du mouvement étudiant s’en est tenue au vieux préjugé psycho et sociobiologique selon lequel les étudiant.e.s, en tant que « jeunes », n’auraient pas de mémoire, tout enfouis qu’ils soient dans un présent sans autre horizon autre que celui de leurs coups de gueule, de leur rébellion ou de leur jouissance. Les années 68, interprétées sous un angle libertaire, ont souvent été prises à témoin pour marteler – en évoquant, par exemple, une douce anarchie… – le caractère juvénile et présentiste des étudiant.e.s, quitte à l’étendre en amont et en aval de cette période. L’auteur résiste à cette pente et situe d’emblée son livre comme une « lutte pour la mémoire historique ».
L’attention qu’il porte au cheminement de l’idée et de la pratique du syndicalisme étudiant au sein de plusieurs associations est tout à fait éclairante; elle illustre à quel point les groupes étudiants ne sont pas des machines amnésiques et capricieuses qui s’agitent au gré de luttes ponctuelles. Si des leitmotivs bien connus comme celui de la gratuité scolaire irriguent le mouvement depuis les années 1950, les enjeux qui ont été transmis, adaptés et actualisés touchent également aux modèles, opérations et stratégies du mouvement étudiant. Lorsqu’il aborde cette transmission et les structures (associatives, administratives et idéologiques) qui ont permis de les reconduire, l’auteur est éloquent et convaincant; il nous plonge dans la construction souvent immergée d’une mémoire militante et d’un savoir étudiant dont on connaît surtout les coups d’éclat – cette « écume » de l’histoire dont parlait Fernand Braudel. Cet apport de l’ouvrage ressort si bien que ce dernier aurait gagné à se voir orner d’un titre moins ambitieux et plus précis tel que « Luttes et mémoires étudiantes : une histoire politique et organisationnelle ».
La mémoire comme tunnel
L’intention de l’auteur d’alimenter les braises de cette mémoire nous place peut-être devant la véritable plus-value de ce livre d’histoire engagée : le gain d’intelligibilité provenant de la mise en contact d’un horizon d’attente et d’un nouvel objet. Cet horizon d’attente concerne un avenir ouvert à un autre système ou trame que celle du néolibéralisme : il s’agit de démontrer que « l’ordre établi n’est pas une fatalité » (p. 21). Le nouvel objet est celui de la mémoire militante. Même s’il s’en tient à une histoire restrictive (associative) du mouvement étudiant, l’auteur fait déboucher son histoire engagée sur la société en entier, puisque l’un de ses objectifs est d’injecter de la mémoire dans une gauche qui « souffre déjà trop, et depuis trop longtemps, d’une fâcheuse amnésie générale. » (p. 20). L’exploration de la mémoire militante découle en partie de cette intention et, sur ce plan au moins, valide la pertinence sociale d’une histoire engagée, d’autant plus qu’elle invite à ouvrir de tels chantiers pour d’autres mouvements sociaux.
Il y a cependant un revers à ce gain d’intelligibilité. Il faut effectivement se demander si cette valorisation de la mémoire militante résiste au péril de la téléologie. Rappelons que l’un des postulats de l’ouvrage est que le mouvement étudiant est à l’avant-garde des forces sociales. Combiné à une absence de distanciation à l’égard de la périodisation, ce postulat incline l’auteur à épouser pleinement la trame libératrice et prométhéenne du Québec – elle-même largement forgée par les étudiant.e.s ou ex-étudiant.e.s des années 1960. Je ne contesterai pas ici la pertinence de cette trame, mais je me permettrai, pour finir, de soulever de quelle façon elle nous ramène au problème soulevé plus tôt par la grille normative utilisée dans l’ouvrage. Même si l’auteur prétend ne pas donner des recettes tirées du passé, il est poussé à discriminer entre le bon et le mauvais activisme et, ainsi, à forger un modèle d’organisation étudiante idéal : structurée et engagée, plus encline à la confrontation qu’à la concertation, arc-boutant ses combats sur ceux d’autres groupes sociaux progressistes et combinant démocratie directe et principe représentatif. Il s’en suit qu’il n’y a jamais qu’un seul véritable véhicule historique dans l’ouvrage. En dehors de l’association étudiante, point de salut. La diversité d’expériences et d’agent.e.s historiques pertinent.e.s – comme on l’a vu avec les trois exemples précédents – s’en trouve dès lors réduite. Le passé, ouvert ici grâce au filon de la mémoire militante, est fermé plus loin par une grille de lecture implacable.
La dernière partie du livre, sur les années 2001 à 2013, vient confirmer ces soupçons. Les joueurs sont différents, mais l’échiquier reste le même. Les concertationnistes du nouveau millénaire sont tous ceux et celles qui se sont laissé.e.s tenter à l’automne 2012 par le Parti Québécois, qui avait promis d’annuler la hausse des frais de scolarité et qui avait laissé entendre qu’il canaliserait la vague progressiste qui venait de secouer le Québec. On découvre que la déconvenue qui a suivi ce flirt politique – dont le transfuge Léo Bureau-Blouin, ancien leader étudiant devenu député péquiste, est le symbole – a sans doute orienté fortement l’ouvrage, notamment le rapport entre les étudiant.e.s et la politique. La leçon que les étudiant.e.s radicaux doivent en tirer est que le pouvoir corrompt et que la trahison du mouvement étudiant guette toujours les leaders enclins aux compromis avec les autorités, sans parler de ceux attirés par le pouvoir ou la politique. À cet égard, un peu comme Plutarque qui, dans ses Vies Parallèles (100-120 après J.-C.), opposait les hommes grecs et romains illustres, Theurillat-Cloutier nous invite, en troquant la « vertu » et l’« héroïsme » pour l’« engagement » et le « combat », à choisir entre les vies parallèles des associations étudiantes. La façon dont Plutarque introduisait son œuvre nous invite à réfléchir aux territoires de l’histoire du mouvement étudiant et, plus encore, à leurs marges :
Quand les historiens décrivent la terre, ils suppriment, aux extrémités de leurs cartes, les contrées sur lesquelles ils n’ont pas de renseignements précis; et des notes à la marge expliquent leurs raisons : « Au-delà de ces limites, sables arides, pleins de bêtes féroces »; ou bien : « Marais couverts de ténèbres » […][6]
Pour en savoir plus
DUMONT, Micheline. Pas d’histoire, les femmes! Montréal, Remue-Ménage, 2013, 223 p.
HÉBERT, Karine. Impatient d’être soi-même. Les étudiants montréalais, 1895-1960. Québec, PUL, 2008, 306 p.
NEATBY, Nicole. Carabins ou activistes? L’idéalisme et la radicalisation de la pensée étudiante à l’Université de Montréal au temps du duplessisme. Montréal, McGill-Queen’s, 1999, 256 p.
Plutarque. Vies des hommes illustres. Tome premier. Paris, Charpentier, 1877, 676 p.
SIMARD, Marc. Histoire du mouvement étudiant québécois 1956-2012. Des trois braves aux carrés rouges. Québec, PUL, 2013, 313 p.
THEURILLAT-CLOUTIER, Arnaud. Printemps de force. Une histoire engagée du mouvement étudiant au Québec (1958-2013). Montéral, Lux éditeur, 2017, 496 p.
[1] Marc Simard, Histoire du mouvement étudiant québécois 1956-2012. Des trois braves aux carrés rouges, Québec, PUL, 2013, 313 p.
[2] Nicole Neatby, Carabins ou activistes? L’idéalisme et la radicalisation de la pensée étudiante à l’Université de Montréal au temps du duplessisme, Montréal, McGill-Queen’s, 1999, 256 p.
[3] Karine Hébert, pour sa part, remontait plus en avant jusque dans les années 1930. Karine Hébert, Impatient d’être soi-même. Les étudiants montréalais, 1895-1960, Québec, PUL, 2008, 306 p.
[4] 1956 : environ 1000 étudiant.e.s marchent sur le Parlement pour réclamer un meilleur financement de l’éducation supérieure. 1958 : une grève générale est organisée par les étudiant.e.s et un bras de fer s’ensuit avec l’Union Nationale.
[5] Micheline Dumont, Pas d’histoire, les femmes!, Montréal, Remue-Ménage, 2013, 223 p.
[6] Plutarque, Vies des hommes illustres. Tome premier, Paris, Charpentier, 1877, p.1.
Daniel Poitras, HistoireEngagée.ca, 15 mai 2018
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