Gaza, l’antisémitisme: «une gigantesque manipulation de l’histoire»
Enzo Traverso, historien de la modernité politique européenne et du judaïsme, vient d’écrire un petit livre d’intervention, « Gaza devant l’histoire ». Avec Julien Théry, il revient sur la façon dont, en présentant l’attaque du 7 octobre comme un « pogrom », on falsifie les faits en les assimilant aux violences perpétrées jadis contre les minorités juives par des majorités chrétiennes. L’objectif est de dénier la réalité, celle d’une situation de résistance (quoiqu’on pense des formes que cette résistance a prises) à une occupation militaire brutale assortie de conditions humanitaires désastreuses imposées à une population entière depuis 2007.
La « réponse » de l’État d’Israël à l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023 s’est très vite révélée être une entreprise de nettoyage ethnique d’ampleur sans précédent dans l’histoire de la Palestine, dont les intentions génocidaires ne sont pas même vraiment cachées par l’appareil d’État israélien. 9 mois et demi après, le bilan de cette opération, toujours en cours est d’au moins 40 000 morts « officiellement » à Gaza, dont une immense majorité de civils, et en réalité au moins trois à quatre fois plus, avec des centaines de milliers de blessés et avec plus d’un million de personnes déplacées.
Pour justifier ce crime de masse auprès des opinions, les classes dirigeantes et les grands médias des pays Occidentaux ont recours à une manipulation de l’histoire bien particulière, selon une stratégie qui est d’abord cette de l’État d’Israël lui-même. Il s’agit de présenter l’attaque palestinienne comme un prolongement des persécutions subies depuis des siècles par les juifs d’Europe, du Moyen Âge au paroxysme atteint avec le génocide de 1941-1945.
Enzo Traverso, historien de la modernité politique européenne et du judaïsme, vient d’écrire un petit livre au sujet de cette manipulation, « Gaza devant l’histoire » (déjà publié en italien et en espagnol, à paraître en français au mois d’octobre). Avec Julien Théry, il revient sur la façon dont, en présentant l’attaque du 7 octobre comme un « pogrom », on falsifie les faits en les assimilant aux violences perpétrées jadis contre les minorités juives par des majorités chrétiennes. L’objectif est de dénier la réalité, celle d’une situation de résistance (quoiqu’on pense des formes que cette résistance a prises) à une occupation militaire brutale assortie de conditions humanitaires désastreuses imposées à une population entière depuis 2007. Il s’agit aussi de faire oublier que l’État d’Israël a refusé les négociations avec les autorités de Gaza et réprimé violemment, par l’assassinat de manifestants, un mouvement pacifique comme la « Marche du retour » en 2018-2019. Plus largement, l’assimilation absurde de la résistance armée palestinienne aux exactions antisémites des Européens du passé vise à masquer la domination coloniale et la logique libératrice de la violence des colonisés théorisée par Franz Fanon dans « Les damnés de la terre ».
D’un autre côté, en France tout particulièrement, l’accusation d’antisémitisme est instrumentalisée de façon grossière pour tenter de discréditer la gauche au motif de son soutien aux Palestiniens et de son opposition au génocide. Historiquement antisémite, l’extrême droite a opéré ces dernières années un renversement spectaculaire, car elle se reconnaît dans le projet d’homogénéité ethnico-culturelle mis en oeuvre par le gouvernement israélien, qui est l’homologue du sien pour la France (et l’on observe la même logique de la part des autres extrême droites européennes). Ce philo-sionisme reste évidemment très paradoxal (et provisoire, tant que l’adversaire principal demeure la population musulmane), puisqu’il va de pair avec une logique de pureté nationale impliquant par exemple l’interdiction de la double nationalité. Plus généralement, la moindre importance donnée aux vies palestiniennes par rapport aux vies israéliennes témoigne d’un suprémacisme colonial toujours profondément implanté dans les mentalités majoritaires des autorités politiques et médiatiques françaises.
Lisez et visionnez l’original ici.
Julien Théry, Le Média, 28 juillet 2024.