Gaza: anatomie d’un massacre
À la fin du mois de janvier 2024, alors que la Cour internationale de justice venait de reconnaître le risque plausible de génocide de la population palestinienne à Gaza, Agnès Callamard, la secrétaire générale d’Amnesty International, avait déclaré : « le monde ne regardera pas en silence Israël poursuivre sa campagne militaire visant à décimer la population de la bande de Gaza et déchaîner la mort, le chaos et la souffrance contre les Palestinien·ne·s à une échelle sans précédent ». C’est pourtant bien une injonction au silence qui s’est imposée depuis les lieux de pouvoir. Les quelques livres qui viennent de paraître, tous écrits à chaud, sont autant de refus de se taire devant la dévastation de Gaza où l’armée israélienne détruit jusqu’aux cimetières. Écrits chacun depuis un lieu différent, avec un questionnement propre, ils se recoupent et se complètent dans un engagement commun à faire que cette guerre cesse.
D’abord, essayer de savoir ce qui se passe dans ce petit territoire de 360 kilomètres carrés, peuplé de 2,3 millions d’habitants, et coupé du monde. L’accès y est interdit aux journalistes venant de l’extérieur. Les reporters enfermés à Gaza s’efforcent de faire leur travail au péril de leur vie. Entre le 7 octobre 2023 et le 1er juin 2024, 118 d’entre eux ont été tués. « Le cabinet de guerre israélien a transformé le journalisme en une profession mortelle », écrit Jonathan Dagher, responsable du bureau Moyen-Orient de Reporters sans frontières, dans Le livre noir de Gaza. C’est pourquoi la politologue Agnès Levallois a choisi de collecter des rapports rédigés par diverses ONG et par des agences de l’ONU qui ont pu avoir accès à l’enclave, pour obtenir le maximum d’informations fiables, afin qu’on ne puisse pas « dire que nous ne savions pas ».
La courte mais superbe bande dessinée de Joe Sacco, plus qu’un cri, est un hurlement contre l’effondrement de ce qui se donnait, en Israël et aux États-Unis, comme des démocraties. Historien, Enzo Traverso, réfléchit sur la guerre de Gaza en observant les usages publics du passé qu’elle suscite. Pour l’anthropologue Didier Fassin, qui occupe au Collège de France la chaire « Questions morales et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines », l’acquiescement apporté à cet abandon d’une partie de l’humanité, et le fait que nombre d’États occidentaux empêchent de s’exprimer celles et ceux qui défendent le droit de vivre des Palestiniens en les accusant d’incitation à la haine ou d’apologie du terrorisme, constituent « une immense béance dans l’ordre moral du monde ». Cette défaite est analogue à celle qu’analysait Marc Bloch en 1940, face à la débâcle française devant l’armée allemande.
The Killing of Gaza est un recueil d’articles publiés dans le quotidien Haaretz entre juillet 2014 et juin 2024. Sans doute parce qu’il est une des voix importantes de la presse israélienne, mais aussi parce qu’il pratique le « storytelling » de la grande tradition journalistique, ses narrations étant là pour servir de substituts à l’expérience du lecteur, Gideon Levy, occupe une place à part parmi ces différents auteurs. Si son livre débute par la manière dont a commencé pour lui « sa » guerre du 7 octobre, avec sa stupéfaction et son effroi, le premier article qu’il rédige, alors qu’on parle d’anéantir des quartiers entiers de Gaza et de punir Gaza comme jamais auparavant, rappelle qu’Israël n’a jamais cessé, un seul moment depuis 1948, de punir Gaza. « Gaza, dont la plupart des habitants sont des réfugiés, du fait d’Israël, n’a jamais connu un seul jour de liberté ».
Depuis qu’en 2006, avec l’intensification du blocus, l’accès à la bande de Gaza a été interdit aux journalistes israéliens, Gideon Levy n’a pas pu retourner à Gaza. Il se souvient de sa dernière visite. Il s’était rendu dans une école maternelle pour assister aux funérailles d’une institutrice de vingt ans, tuée sous les yeux des enfants dans le minibus de l’école qui les amenait en classe. La dernière image qu’il garde de Gaza est celle du dessin fait par l’un des petits, montrant une femme étendue en sang dans la rue, les enfants autour d’elle, et derrière, un tank tirant sur eux. Depuis le 7 octobre 2023, la manière dont on vit et dont on meurt à Gaza est cachée aux Israéliens par des médias devenus « agence de relations publiques de l’armée », à l’exception du Haaretz et de quelques rares sites en ligne. Quant aux Palestiniens d’Israël, ceux qu’on appelle les « Arabes israéliens », c’est à peine s’ils osent respirer, convoqués qu’ils sont par la police dès lors que sur les réseaux sociaux ils s’inquiètent du sort de membres de leurs familles se trouvant à Gaza. Beaucoup ont perdu leur emploi, dans cette vague de maccarthisme et de chasse aux sorcières à l’israélienne. Comment, dès lors, une opposition à cette guerre serait-elle possible ?
Contre ceux qui, comme l’écrit Didier Fassin, défendent une vision anhistorique, en faisant débuter la séquence présente au 7 octobre, Gideon Levy, mais également Enzo Traverso d’une manière certes beaucoup moins précise, l’inscrivent dans la longue durée. Les récits des médias dominants s’accordent à priver les Palestiniens de culture et d’histoire, et à les déshumaniser en reprenant à l’envi « le trope de la confrontation entre civilisation et barbarie » utilisé par les porte-parole de l’armée israélienne, dit Enzo Traverso. La presse française n’a pas été en reste. Didier Fassin rappelle que, dans Le Monde du 12 octobre 2023, Alain Frachon parlait de « djihadisme pogromiste », ajoutant : « la barbarie reste la barbarie et rien d’autre ». Tuer des gens de chair et d’os « comme s’ils n’étaient que des ombres », les réduire à l’invisibilité, est une forme aboutie de déshumanisation, écrit de son côté le chercheur Peter Harling dans Le livre noir de Gaza. « Quand des abris étaient proposés aux civils, ajoute-t-il, ceux-ci devaient pouvoir s’y téléporter, et le faire à répétition à mesure que l’abri d’un jour devenait la cible des bombardements de demain. »
« On leur a pris leur vie, on leur dénie leur mort », écrit encore Didier Fassin qui observe que la mortalité à Gaza est fortement sous-estimée par l’administration palestinienne qui ne comptabilise que les corps retrouvés et identifiés, ignorant les personnes enfouies sous les décombres ou les cadavres disparus dans les gravats évacués par les bulldozers israéliens. En outre, les décès consécutifs à la dénutrition, à la déshydratation, à l’absence de médicaments, ne sont pas enregistrés. Mais surtout la compassion est sélective et les vies ont une valeur inégale. Rony Brauman, qui préface Le livre noir de Gaza, rappelle qu’en 2013 Naftali Bennett, alors ministre, avait dit publiquement : « J’ai tué beaucoup d’arabes dans ma vie, ça ne me pose aucun problème. » Dans les grands médias états-uniens, après trois mois de guerre, le mot « horrible » apparaissait neuf fois plus souvent pour parler des morts israéliennes que des morts palestiniennes. La démonstration de Didier Fassin est impeccable.
Les mots sont importants. D’abord ceux qui viennent justifier le soutien inconditionnel à Israël, comme l’invocation par les dirigeants allemands de la « raison d’État ». Certes, comme l’écrit Enzo Traverso, cela permet à l’Allemagne de sous-traiter sa culpabilité aux Palestiniens et de se donner une image d’ennemi inflexible de l’antisémitisme. Mais cela lui permet aussi de nier la culpabilité d’Israël dans la destruction actuelle de Gaza et de banaliser ses propres crimes coloniaux. Didier Fassin établit, du reste, une comparaison très éclairante entre les événements de Gaza et le génocide des Héréros et des Namas de Namibie, « exterminés à la fois par le feu impitoyable de l’armée allemande et par la famine et la déshydratation du fait de son blocus total imposé aux portes du désert où les populations civiles avaient été acculées ».
« La guerre, fait remarquer Peter Harling, est affaire de mots, pas seulement de morts. » Et la rhétorique est ici particulièrement redoutable, parlant d’une guerre propre et humaine contre le terrorisme et dénonçant toute critique comme antisémite. Didier Fassin pointe la « labilité de la catégorisation de ce qu’on appelle terrorisme », « concept controversé et difficile à définir », estime Enzo Traverso. Les terroristes d’hier sont devenus parfois les héros d’aujourd’hui, à commencer par Nelson Mandela. Didier Fassin rappelle aussi la létalité supérieure du contre-terrorisme par rapport au terrorisme. Il ne s’agit pas pour lui de relativiser les violences d’organisations politiques qualifiées de terroristes, « mais d’envisager qu’elles puissent être vues d’ailleurs dans le monde, et que même leur statut puisse changer avec le temps », en fonction des rapports de force internationaux.
Quant à l’assimilation dans la presse et sur les chaînes d’information de la critique d’Israël ou même de l’antisionisme à l’antisémitisme, mettant dans un même paquet le viol d’une adolescente de douze ans en France et l’ensemble des manifestations contre l’occupation israélienne de Gaza dans lesquelles figurent de nombreux Juifs, elle constitue, écrit Enzo Traverso « un amalgame hautement nuisible ». Une telle assimilation « permet de faire d’une pierre trois coups, en frappant à la fois l’anticolonialisme, l’antiracisme et l’anticonformisme juif ». La défaite morale que dénonce Didier Fassin est aussi une défaite de la pensée. La plupart des médias s’obstinent à qualifier d’antisémite le slogan From the river to the sea. Palestine will be free. Mais personne ne s’indigne, comme le rappelle Didier Fassin, que la plateforme du Likoud de 1977 énonce : « De la mer au Jourdain, il n’y aura de souveraineté qu’Israélienne », affirmation reprise par le Premier ministre israélien devant l’Assemblée générale des Nations unies quelques jours avant l’attaque du 7 octobre. Pourquoi les Palestiniens ne pourraient-ils pas être libres « entre le Jourdain et la Méditerranée », à l’intérieur d’un État binational et démocratique capable de garantir une totale égalité de droits à ses citoyens juifs comme palestiniens, demande Enzo Traverso.
Depuis que ces livres courageux, qui valent tous la peine d’être lus, ont été écrits, l’histoire s’est accélérée et la dévastation, étendue à la Cisjordanie dont ils ne parlent qu’à peine, a gagné le Liban, ne laissant guère de place aux espoirs de paix. Selon les mots mêmes de Gideon Levy, Israël est devenu un État paria. Ainsi que le dit Rony Brauman, Netanyahou, qui n’a pas réussi à effacer la Palestine de l’agenda international comme il s’en vantait, entend la faire disparaître de la surface de la Terre. S’il y parvient, ajoute-t-il, ce sera au prix d’un suicide collectif. Avec des voix de plus en plus nombreuses qui se font entendre pour exiger la paix, dont celles de tous ces auteurs, les principes d’humanité finiront peut-être par prévaloir et, avec eux, le droit à une vie bonne pour toutes et tous.
Didier Fassin | Une étrange défaite. Sur le consentement à l’écrasement de Gaza. La Découverte, 198 p.,14 €
Joe Sacco | Guerre à Gaza. Trad. de l’anglais par Sidonie Van den Dries. Futuropolis, 32 p., 6,90 €
Enzo Traverso | Gaza devant l’histoire. Lux, 136 p., 14 €
Agnès Levallois (éd.) | Le livre noir de Gaza. Seuil, 304 p., 21,50 €
Gideon Levy | The Killing of Gaza. Reports on a Catastrophe. Verso, 320 p., 24,95 $
Sonia Dayan-Herzbrun, En attendant Nadeau, 29 octobre 2024.
Photo: Bombardement à Gaza City par l’armée israélienne (octobre 2023) © CC-BY-SA-3.0/Palestinian News & Information Agency/Wikicommons
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