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27 avril 2017

«La France aura droit à titre de président à un représentant des ventes pour l’oligarchie»

Le philosophe québécois Alain Deneault, directeur de programme au Collège international de philosophie à Paris et auteur notamment de Politiques de l’extrême centre et de La Médiocratie (Lux Éditeur), réagit dans cette tribune au premier tour de l’élection présidentielle française.

Pour éprouver la honte, deux conditions de possibilité : se savoir vu et se savoir capable de mieux. L’”élite” française a perdu toute aptitude à la honte. Elle ne s’aperçoit plus qu’on la voit crûment dans sa médiocrité intellectuelle ainsi que dans sa misère morale. Les carriéristes qui la composent, se pressentant petits, se vautrent par compensation dans le récit de grands hommes pour dessiner la filiation dans laquelle ils tentent abusivement de se placer. Ils perdent ainsi de vue qu’à oser toutes ces comparaisons, ils n’en font que mieux ressortir leur veulerie ; c’est pour ne pas pleurer qu’on rit à chercher Zola, Jaurès, de Gaulle ou Veil dans les novices qui s’en réclament. La mémoire des grandes figures d’hier que politiques, romanciers, journalistes et intellectuels continuent d’invoquer pour se faire épauler les écrase en réalité.

L’éternelle course de chevaux à laquelle se trouve réduit l’exercice politique

Tant mieux, on n’en est plus à l’ère des grandes figures, donc encore moins à celle de pantins s’essayant à les reproduire. L’épuisante campagne électorale qui se termine a tant tourné autour d’anecdotes sur des costumes mal reçus et mal rendus, sur la vertu du recours aux hologrammes, sur ceux que les candidats font siffler dans leurs meetings, quand il ne s’agit pas d’apprendre quelle catégorie d’acteurs sociaux déjà stigmatisés les racistes donnent en pâture à la vindicte populaire, qu’on éprouve une gêne pour l’infortunée communauté nationale qui se découvre tous les jours captive d’un tel spectacle.

On a vu des journalistes placer obstinément sur un même plan la question du déficit budgétaire et celle de la catastrophe écologique annoncée, ou par ineptie subordonner quelque projet phare que ce soit de rares candidats s’essayant encore aux idées politiques (le passage à l’économie de la mer, la sortie de l’Union européenne, la redéfinition du travail…) à l’éternelle course de chevaux à laquelle se trouve réduit l’exercice politique. Quelle triste farce !

Il nous a navré depuis le début de ce siècle de voir la France adopter les allures d’un gros Québec. Ici, les rengaines envers Bruxelles résonnaient telles celles qu’on entendait depuis des lustres chez nous envers Ottawa. Un discours désincarné et nostalgique sur le souverainisme venait doubler celui qui se fossilisait outre-Atlantique.

La transformation des universités en pépinières d’une pensée libérale névrotiquement empirique dans les champs économique, sociologique et même philosophique témoignait d’un mouvement hégémonique allant de l’Amérique au reste du monde. La dégénérescence du français dans la bouche des journalistes et des politiques s’accompagnant d’un débit toujours plus stressant nous faisait perdre au Québec le point de comparaison à partir duquel on cherchait pour notre part à donner à nos formes d’expression l’armature qui lui faisait trop souvent défaut. Les mutations sociologiques en faveur des primaires électorales, de la Première Dame à l’Élysée, voire du hamburger et de l’Halloween finissaient de sceller en France le ratage d’un rapport mimétique qu’une France abâtardie tente d’entretenir envers une Amérique qui n’est en rien exotique pour nous Québécois.

Lui qui a présenté son mouvement politique comme une “entreprise”

Mais on n’en est même plus là. D’un gros Québec la France devient un petit Canada. La voici fièrement bilingue au sens où l’anglais devient son principal référent, stupidement cosmopolite en ce qu’elle devient amnésique, et ignorante de tout ce qui ne ressort pas de la novlangue du management. Son petit dernier passe ouvertement pour un clone de notre Premier ministre canadien, qui était lui-même un objet de risée tant sa langue et ses connaissances générales étaient insuffisantes au vu de ses prétentions (lui aussi aurait pensé que la Guyane est une île), avant que la planète médiatique ne l’adopte comme sa coqueluche. L’art de faire de belles photos l’a emporté sur tout.

La France aura donc droit à titre de président à un représentant des ventes portant les projets et desiderata de l’oligarchie dans les emballages rutilants de la joie, du bonheur, de l’espoir et du “projet”. Comment peut-on même faire passer pour un “rocardien” ce chantre de la déréliction des individus au seul statut d’entrepreneur, lui qui a explicitement présenté son mouvement politique comme une “entreprise” ? On en arrive là quand la corruption de la pensée publique se trouve accomplie.

Vers un nouveau clivage politique

Dans cet esprit de carnaval nous faut-il néanmoins encore essayer de réfléchir. Alors, que s’est-il passé en France le 23 avril 2017 ? Une disparition de l’axe gauche-droite et un échec tactique de l’extrême-centre.

Le nouvel ordre discursif est parvenu à ses fins : déboussoler l’électorat et faire perdre aux citoyens les repères traditionnels du débat public. Une politique d’extrême centre ne vise pas tant à situer le curseur à un endroit précis de l’axe gauche-droite qu’à supprimer cet axe au profit d’un discours et d’un programme présentés comme exclusifs et impérieux.

Il est extrême au sens où le discours d’inspiration capitaliste qu’il naturalise sur le plan de la stricte nécessité logique reste destructeur au vu des enjeux écologiques, résolument inégal en ce qui concerne les questions sociales et tout à fait impérialiste eu égard aux pratiques économiques mondiales. Extrême, il l’est aussi sur un plan moral au sens où il se montre intolérant à tout ce qui n’est pas lui. Quiconque n’adhère pas à ses fondamentaux passe impérativement pour doux rêveur, paranoïaque, populiste ou quoi encore.

Les tenants de ce positionnement extrême se présentent, eux, implicitement ou explicitement de “centre” au sens où ils se réservent les termes mélioratifs de la mesure et de la pondération : tour à tour s’octroient-ils abusivement les épithètes pragmatiques, raisonnables, rationnels, vrais ou normaux pour se qualifier et présenter leur projet. Rien d’autre ne serait envisageable pour la France ou pour le monde que l’organon simple par lequel il se résume : des dividendes pour les actionnaires, des fonds croissants pour les grandes entreprises et la haute finance, des accès multiples aux paradis fiscaux et autres législations de complaisance, moins de droits pour les travailleuses et travailleurs, moins de fonds pour les services publics.

La politique partisane ne relève plus que du symptôme de la petite différence

Le reste n’est qu’affaire d’aiguillage, à l’instar de ce que font des techniciens du son : moins de charges sociales sur les heures supplémentaires, plus de points de TVA sur tel produit, moins de dépenses en ceci pour en faire plus en cela… Ce sont là des jeux à somme nulle qui résument désormais la façon dont les prétendants au pouvoir bornent leurs propositions d’extrême centre. On pourra toujours, pour se distinguer, diffamer la figure de la femme voilée ou tel symbole anonyme de la haute finance, mais on comprendra en haut lieu qu’il s’agit pour les prétendants à la couronne de jazzer le discours unique aux fins d’un rituel électoral devant demeurer sans suite. Tant qu’on n’empêche pas la Silicon Valley de débaucher les meilleurs cerveaux du Sud ou Total d’attirer dans son centre de recherche de Pau des scientifiques de quelque 35 nationalités différentes, le reste appartiendra aux indispensables polémiques et distractions plébéiennes. Il faudra, de là, se montrer bigrement fin, ou fétichiste, pour distinguer nettement un social-libéral d’un gaulliste social, un démocrate-chrétien d’un “radical de gauche”… La politique partisane ne relève plus que du symptôme de la petite différence. Le passage en force d’Emmanuel Macron au premier tour de l’élection présidentielle consiste en cette polarisation des forces de l’extrême centre.

Cette politique a pour socle idéologique la “gouvernance” : une théorie plaçant la simple gestion au rang de la politique et réduisant à néant les débats de principes que celle-ci avait pour statut d’autoriser. Gérer devenant une finalité plutôt qu’un moyen visant à des fins politiques, il ne pouvait en aller autrement que se développe comme modalité sociale opératoire une médiocratie, c’est-à-dire un ensemble de règles, de protocoles, de méthodes et de processus visant à standardiser le travail et la pensée de façon à rendre interchangeables et prévisibles, manuellement et intellectuellement, les subalternes des organisations de pouvoir.

C’est en ce sens qu’un dirigeant d’une multinationale comme Total, Patrick Pouyanné, s’empressera de signaler qu’il ne “fait pas de politique” ‒ cette chose infecte qui est l’affaire de faibles s’entre-étripant pour savoir qui portera la couronne ‒ “mais de la géopolitique”, c’est-à-dire la participation à l’élaboration de lois commerciales et financières ayant une portée pseudo scientifique au titre de la “mondialisation économique”.

Cette loi, disserte-t-il, est post-politique, elle échappe au débat entre “libéraux et moins libéraux” pour s’ériger tel “un système commun” capable de transformer en “perdants” les États et acteurs sociaux qui chercheraient à s’en extraire. Les porteurs de couronne à la tête de législations jamais capables d’étendre leur portée à l’échelle planétaire sur laquelle évoluent les véritables pouvoirs ‒ industriels, commerciaux et financiers ‒ seront soumis aux critères de “nécessité” prescrits par la loi du marché. Celle-ci sans détour s’impose désormais autant comme un principe de réalité que comme une réalité sans principes.

Illustration: Tiffet

Une alternance d’un genre nouveau

Tout discours dissident étant relégué à la marge, l’extrême centre est donc parvenu à ses fins en amenant “socialistes” et “libéraux” à parler exactement le même langage sur les enjeux de fond, tout en travaillant strictement sur les emballages en ce qui concerne les concours électoraux. Presque.

En mettant fin à la cohérence des discours politiques et en abolissant l’axe gauche-droite, le triomphe de l’extrême centre n’a pas pour autant aboli l’alternance politique. Il en a plutôt généré une d’un genre nouveau, laquelle porte essentiellement maintenant sur le degré de violence dont l’État doit faire preuve auprès de ses citoyens pour arriver à ses fins : défendre en droit des dispositifs et privilèges de classe.

L’État de l’extrême centre correspond à celui dont la philosophe états-unienne Saskia Sassen fait l’histoire dans sa Critique de l’État : un pouvoir à l’origine violent envers les groupes subordonnés (populations vaincues, femmes, agriculteurs, Noirs, provinciaux…), mais qui s’est policé au fil des décennies en amendant des lois qui leur étaient défavorables de façon à les accommoder sur tel ou tel plan.

Face à cet État d’extrême centre, toujours violent et livré aux mêmes oligarques industriels et financiers, mais accommodant par certains aspects, apparaît une alternance politique nostalgique de cette violence originelle et impatiente d’y retourner.

La critique de la violence de Walter Benjamin décrit bien cette position : le droit que l’État a la faculté de promulguer vise essentiellement pour lui à l’immuniser contre toute forme de violence pouvant le renverser, laquelle violence est précisément celle à laquelle il doit son apparition et son déploiement dans l’histoire. Entre Justin Trudeau et Stephen Harper, entre Hillary Clinton et Donald Trump, entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen, on n’a pas tant eu le choix entre des options politiques fondamentales sur la façon dont le lien social et économique doit être institué à travers des structures publiques, qu’à un plébiscite forcé portant strictement sur le degré de violence que peut s’autoriser l’État pour faire valoir des règles socioéconomiques ne relevant plus de lui, mais de puissances privées qui l’ont vassalisé.

Les Inrocks, 25 avril 2017

Photo: Emmanuel Macron, le 23 avril au Parc des exposition de la Porte de Versailles (Eric Feferberg / AFP)

Lisez l’original ici.

Lisez ici la version parue au Québec dans Le Devoir, le 27 avril 2017.

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