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Détail de la couverture du livre «Odyssée lumpen».
25 janvier 2024

Fracasser Margaret Thatcher à la clé anglaise

Alberto Prunetti vient des milieux ouvriers toscans, il est le premier de sa famille à avoir fait des études. En Ulysse prolétaire, il est parti par les chemins de fer rejoindre l’Angleterre de Margaret Thatcher. De nombreux travaux l’y attendent, cuisinier dans une pizzéria, laveur de toilettes dans un mall, cantinier, et surtout celui de survivre sans trahir les règles que tout prolétaire doit suivre pour ne pas devenir « le chien-chien du patron ».

 

Alberto grandit au milieu de la misère prolétaire toscane. Chez lui, on fait les meilleures voies ferrées d’Europe, des rails de 108 mètres comme on en trouve nulle part ailleurs. Enfant, il a pour seules passions le football et les livres. Il a un bon niveau dans les deux domaines, et on lui prédit un avenir de bon joueur de 4e division. Mais lui, il préfère aller au lycée, chose qui devient de plus en plus commune pour les enfants d’ouvriers. Son père râle un peu mais le laisse faire. Puis, obéissant à son ambition, il rejoint l’université, où cette fois la différence de classe est trop flagrante avec les enfants de bourgeois qui connaissent déjà tout de la vie de l’esprit.

Comment se retrouve-t-il à se faire gueuler dessus dans la cuisine d’une pizzéria de Bristol ?

Le narrateur a fui, comme tous les autres. Parce que, pour les gamins comme lui, l’Italie n’avait plus rien à offrir d’autre qu’une position désagréable entre ceux qui serrent des mains à Pasolini et Foucault, et ceux qui, depuis le début, ont les leurs, de mains, faites pour le cambouis.

Il n’y a pas de boulot qui paye dans cet entre-deux. Déçu de l’université qui n’offre pas d’horizon, les doigts trop fins et maladroits pour les travaux manuels, Alberto est parti pour Bristol quand un ami qui en revenait lui a vendu le projet comme ça : « on paie bien, on trouve du travail en une demi-journée, ce sont des boulots de chien comme ici, mais au moins on apprend une langue et on voit un coin de monde différent de l’usine rouillée ».

Arrivé outre-Manche, sous le ciel gris de Margaret Thatcher, il rencontre une ribambelle d’individus façonnés par la flexibilité de l’emploi. Morcelés par l’interim, le travail au noir et les contrats à courte durée, ce ne sont plus des ouvriers forts et fiers, comme l’étaient son père et ses amis, mais plutôt des travailleurs atomisés, qui comme lui errent de petits boulots en petits boulots. Ils sont une version moderne de ce que Marx et Engels appelaient le lumpenprolétariat : des travailleurs sans conscience de classe et loin de tout conflit politique organisé contre le système bourgeois. C’est en les racontant que le narrateur redonne leur dignité à toutes ces personnes.

Alberto Prunetti nous plonge dans cette lutte des classes microscopique, quotidienne, faite de mini sabotages contre les patrons, de moqueries… mais qui n’espère pas vraiment renverser un quelconque système. Ces petits actes de rébellion ont pour seul horizon d’alléger des journées de travail un peu trop difficiles.

Face à eux se trouvent des patrons sans pitié, et des managers qui ne pensent qu’à satisfaire ces derniers. Le narrateur ne cherche pas à les humaniser plus que ça, ces « rupins ». Ils sont ses adversaires et il s’agit de ne surtout jamais perdre cela de vue : « Si un rupin t’appelle monsieur, fais gaffe à tes fesses ».

Loin d’un réalisme social purement matériel, l’écrivain invente des scènes où les bourgeois se prosternent devant une idole de Sainte Maggie, Margaret Thatcher, celle qui s’est occupée de désorganiser la classe ouvrière, laissant à la modernité le champs libre vers une exploitation mieux maîtrisée.

Et il redonne à la nouvelle classe populaire le charme que cette existence morcelée a essayé de lui enlever, au travers de personnages hauts en couleurs — des couleurs trop longtemps ignorées : un Pavarotti expert en débouchage de chiotte, un ancien alcoolique qui devient patron de pub, ou encore un acteur shakespearien qui sert les écoliers à la cantine comme il réciterait un texte du poète britannique.

L’Entité maléfique prend le contrôle du monde

Après avoir envoyé paître ce système en affirmant toute sa fierté toscane, dans un dernier acte théâtrale inspiré par le jeu de son ami Gerald, le narrateur rentre au pays. Mais au retour de son odyssée, la situation y est encore plus misérable qu’à son départ, et l’entité maléfique que les bourgeois idolâtrent en Angleterre semble déjà avoir mis la main sur son pays. Et c’est le monde entier qui bientôt sera « flexibilisé ».

L’usine a fermé, elle qui produisait les meilleurs rails de trains d’Europe, ce vivier d’emploi, et surtout cette source de dignité pour les ouvriers de la région, verra bientôt sa cheminée être démontée pour rejoindre le Brésil. Son père est malade, écrasé par le poids de décennies de travaux ardus. Les anciens ouvriers se saoulent au bar, en se plaignant de cette nouvelle situation. Et les plus jeunes fuient de plus belle ce territoire qui n’offre définitivement plus aucun futur.

Devant ce constat malheureux, il ne reste plus pour le narrateur qu’à raconter l’histoire de cette working class, participer à sa hauteur à écrire le « code qui briserait les chaînes de l’humiliation », accélérer « la fin de l’Entité » qui, il n’a aucun doute la dessus, arrivera un jour. Donner quelques coups de clé anglaise dans ce système, maintenant qu’elle n’est plus utilisée pour serrer et dévisser les boulons.

Ainsi, tout le livre a une aura métallique. Dans sa volonté de montrer la séparation entre ceux qui ont « peur de transpirer » et ceux qui, quand ils ont mal, disent « c’est le métier qui rentre », Alberto Prunetti offre une prose qui, loin de romantiser de trop la classe ouvrière, sent bon la ferraille et la sueur, autant dans les cuisines des pizzerias que dans les toilettes du mall. Une prose qui le distingue définitivement du monde des rupins. Une prose qui fait exister un peu plus fortement le monde de la classe populaire dont il vient.


Ugo Lourné, Actualitté, 25 janvier 2024.

Lisez l’original ici.

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