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24 avril 2021

Fontaines, ou les draps mouillés des femmes

Près de 69 % des femmes éjaculent pendant le sexe, rarement, parfois ou tout le temps. Par cuillère à café ou par demi-litre, une solide majorité feront jaillir, une nuit ou l’autre, cette eau-de-vie de joie des femmes. Dans l’Antiquité, on la nommait « flux de joie ». « Suc de volupté » en Inde. Et « eau de jade » en Chine ancienne — non, ce n’est pas parce que cette eau est verte, c’est parce que le liquide était considéré comme précieux…

Cette giclée, devenue squirting, a été très populaire dans les recherches de pornos des années 2000 — comme Cytherea, une de ses reines. Dans son nécessaire Fontaines. Histoire de l’éjaculation féminine de la Chine ancienne à nos jours, l’Allemande Stephanie Haerdle remonte les eaux de la paradoxale histoire culturelle de l’éjaculation féminine. Une éjaculation régulièrement chantée, occultée, oubliée et redécouverte. Une histoire d’enterrement et de rejaillissement des sources.

Et pourtant, on n’enseigne pas ce fait dans les classes d’éducation sexuelle — ni qu’il est tout à fait normal, et merde !, d’avoir encore à changer les draps… On n’enseigne pas davantage l’anatomie de la prostate féminine, ni même ce terme, pourtant adopté en 2001 dans la Terminologia anatomica du Comité fédératif de la terminologie anatomique.

Ce n’est pas la faute aux profs : la plupart des ouvrages de référence médicaux actuels ne contiennent aucune représentation de la prostate féminine, intégrée à l’urètre, souvent encore confondue avec les glandes de Skene, signale Stephanie Haerdle. Une des difficultés vient du fait que « les détails de l’anatomie urogénitale varient beaucoup d’une femme à l’autre, lit-on. La prostate et l’éjaculation féminine présentent également des différences surprenantes. Ainsi, la taille, la forme ou l’emplacement de la prostate peuvent varier », et on peut en définir six types, ce qui ne facilite pas l’identification.

Et le plaisir même qui peut en découler résiste à toute canalisation. Comme l’autrice le précise dans son livre, « l’éjaculation s’inscrit dans une conception de la sexualité féminine qui célèbre la diversité. Pour certaines, éjaculer est une manière de jouir particulièrement satisfaisante, pour d’autres, c’est désagréable, inutile, voire agaçant », avec encore ces maudits draps mouillés…

Soigner ses plaisirs

Si on ne l’enseigne pas, c’est surtout parce que « tout le monde s’en fout, du clitoris et de la sexualité féminine ! » s’insurge Magaly Pirotte, chercheuse indépendante en enseignement de la sexualité. Encore aujourd’hui ? « Mais oui, encore aujourd’hui ! Il manque de recherches, il n’y a pas de financement pour ça », confirme l’instigatrice du projet SEX-ED+, qui conçoit des outils pédagogiques anatomiquement exacts pour l’éducation sexuelle. « Vous savez, pour donner une idée du décalage entre les recherches sur les hommes et celles sur les femmes, explique Mme Pirotte, rappelez-vous qu’en 1998, on sortait le Viagra : une solution pour une dysfonction sexuelle masculine. C’est cette année-là que [l’urologue australienne] Helene O’Connell est arrivée avec une description anatomique du clitoris dans son entièreté : une connaissance anatomique de base. »

Le Devoir a demandé à Magaly Pirotte de feuilleter Fontaines. « Je ne l’ai pas encore fini, mais j’apprends pas mal de trucs », dit celle qui se tient au fait des colloques et recherches en enseignement des sexualités. « Il faut vraiment trouver des solutions pour étudier le plaisir féminin, scientifiquement. Parce que ça a des effets hyperconcrets sur les manières dont on est soignées et opérées. C’est quoi, les dommages qui sont faits lors des opérations, quand on dit que les urologues ne savent toujours pas la forme exacte du clitoris et tout ce qui se passe autour, comme la prostate féminine ? Comment peut-on espérer une opération qui préserve notre sensibilité sexuelle ? Et lors des accouchements, comment est-on recousues ? »

Les conséquences de ces absences sont bien réelles pour la santé des femmes. Et pour leurs plaisirs. Un plaisir qu’on connaissait et reconnaissait en Chine ancienne, souligne Haerdle, aussi diplômée en littérature allemande et en études de genre. Ainsi qu’en Inde, dans les manuels d’amour du Kamasastra, dont le plus célèbre reste le Kama-sutra. Et dans le bouddhisme tantrique. Si la prostate féminine « fait l’objet d’écrits et de recherches depuis plus de 2000 ans, son histoire, comme celle du clitoris, est placée sous le signe de la découverte et de l’oubli successifs. »

Et d’une récupération, médicale, politique ou mythologique, selon les allégeances. Que ce soit lors de la découverte des glandes de Bartholin et de Skene, aux XVIIIe et XIXe siècles, de nouveaux savoirs qui vont « écraser » jusqu’à l’oubli pour 200 ans le travail bien avancé de Reinier de Graaf (« Notons ici que l’écoulement de la prostate féminine procure autant de plaisir que celui de la prostate masculine », 1672). Dans le tantra américain des années 1960, où l’éjaculation féminine devient un stade suprême à atteindre. Ou lors de la revalorisation du clitoris dans les années 1970, quand le mouvement féministe résistera à promouvoir de nouveau ce qui peut sembler être un orgasme vaginal, pour ne nommer que ces exemples.

Fondre au lit

« Il faut des bases de connaissances, sinon c’est dur de se comprendre en se projetant dans un flou », estime Magaly Pirotte. Aujourd’hui, dit-elle, si tu éjacules, on peut te dire que tu te pisses dessus, que tu es frigide, que tu n’es pas normale, que tu es cochonne. Il faut, croit la chercheuse, divulguer, beaucoup plus, les savoirs sur la sexualité et les plaisirs féminins. N’est-ce pas ce que fait Fontaines ? « Oui. Et, sérieux, c’est génial. Je ne me peux plus de ce livre-là. »

« Ce qui est important, conclut Stephanie Haerdle dans son livre, c’est de savoir que les femmes peuvent éjaculer. Que celles qui le font sachent ce qui leur arrive. Et que l’éjaculation féminine, célébrée pendant plusieurs milliers d’années comme faisant partie intégrante de la sexualité et du plaisir féminins, soit reconnue, nommée, vécue. »

«Mettez un sceau sous elles»

« Au Rwanda, les femmes qui éjaculent en quantités particulièrement importantes sont appelées kingindobo (« mettez un sceau sous elles ») ou shami ryikivu (« bras du lac Kivu », le plus grand lac du pays). Ces femmes sont estimées pour leur puissante réaction sexuelle. Au Rwanda, […] toutes les parties génitales visibles de la femme ont un nom qui reflète leur aspect et leurs propriétés. Ainsi, un mont de Vénus proéminent ne sera pas désigné de la même façon qu’un pubis plus plat. […] On attend des hommes qu’ils fassent éjaculer les femmes, et des femmes qu’elles éjaculent. »

Stephanie Haerdle, citant Nsekuye Bizimana

 

Extrait du livre «Fontaines. Histoire de l’éjaculation féminine de la Chine ancienne à nous jours»

« Il y a plus de soixante-dix ans, l’ethnologue américaine Margaret Mead a décrit les conditions que la société doit remplir pour que le plaisir féminin puisse être expérimenté : considérer le plaisir féminin comme une valeur, donner les moyens aux femmes de comprendre le mécanisme de leur anatomie sexuelle, leur transmettre les connaissances sexuelles nécessaires à avoir un orgasme. Ces trois conditions de l’épanouissement sexuel ne sont toujours pas réunies aujourd’hui. Il est pour le moins étrange qu’au XXIe siècle, l’anatomie et le fonctionnement des organes génitaux féminins, ainsi que la physiologie du plaisir féminin, n’aient fait l’objet que de recherches fragmentaires. »

Stephanie Haerdle

Catherine Lalonde, Le Devoir, 24 avril 2021

Photo: © iStock

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