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Photo de Jean-Philippe Pleau assis à une table avec la journaliste Ariane Krol.
18 août 2024

«C’est comme si un bout de la Révolution tranquille n’était pas terminé!»

Cet été, nos journalistes passent chaque semaine un moment en terrasse avec une personnalité pour une discussion conviviale. Ariane Krol s’est attablée avec Jean-Philippe Pleau pour parler des Québécois qui se sont reconnus, ou pas, dans son parcours de transfuge de classe.

 

« La phrase qui revient le plus souvent, c’est : “Je me suis tellement reconnu dans ton histoire !” », résume Jean-Philippe Pleau.

Nous sommes à la fin juin, et cela fait déjà près de trois mois que son Rue Duplessis – Ma petite noirceur est arrivé en librairie. Pourtant, les témoignages continuent d’affluer.

« La semaine passée, dans une librairie indépendante de Salaberry-de-Valleyfield, c’était une séance de dédicaces, même pas une causerie, et c’était plein. Des gens de 65 ans, qui viennent me dire : “C’est en lisant Duplessis que j’ai pu prendre conscience de ce qui s’est passé.” Un monsieur qui se met à me brailler dans les bras… », raconte-t-il, visiblement touché. « Je me sens immensément privilégié. »

Le sociologue nous a donné rendez-vous à la terrasse du Station W, un café aménagé dans les anciennes Shops Angus, qui employaient autrefois des milliers de travailleurs.

Issu d’un milieu ouvrier peu scolarisé, Jean-Philippe Pleau a déjà pensé que sa place était dans une shop. C’était avant d’aller au cégep, et d’y découvrir la sociologie. Cette discipline l’a mené jusqu’à la maîtrise et, par des chemins de travers, jusqu’aux micros de Radio-Canada. Un parcours caillouteux, semé de petites humiliations, et qui l’a éloigné de son milieu d’origine, raconte-t-il dans Rue Duplessis.

« J’avais l’impression de m’adresser à des jeunes de mon âge, 47 ans, et à des plus jeunes. Les 60 ans et plus, c’est un public auquel je ne pensais pas, mais maintenant, ça me semble évident parce qu’ils ont fait la Révolution tranquille : ils sont issus de ce mouvement-là. »

Son point de vue de transfuge de classe, qui a choisi « de fuir et de se réinventer contre [son] milieu d’origine », ne fait toutefois pas l’unanimité.

Des centaines de milliers de Québécois ont fait des études auxquelles leurs parents n’avaient pas eu accès, et y ont gagné en confort et en aisance. La Révolution tranquille a d’ailleurs grandement facilité ces transferts d’une classe économique à l’autre. Et tous n’en sont pas ressortis traumatisés pour autant. Pour plusieurs, il s’agit presque d’une banalité.

« Chaque histoire est singulière, mais à l’époque de la Révolution tranquille, il y avait une trail collective : le mouvement était en marche, on s’en allait par là », rappelle Pleau.

«C’est comme si on avait pensé que depuis 30 ans, c’était fait, on était rendus. Et là on se rend compte que, tabarnouche, non. Ce bout-là de la Révolution tranquille, c’est comme s’il n’était pas terminé. C’est un mouvement social encore en marche.»

 – Jean-Philippe Pleau

Quelqu’un qui arrive au cégep ou à l’université alors que ses parents n’ont pas fréquenté ces lieux « ne possède pas les codes », témoigne-t-il.

« Je n’avais jamais entendu parler du mot sociologie. Je n’avais jamais été dans un amphithéâtre de 250 personnes. On m’a rapidement fait savoir qu’il y avait des mots dans ma bouche qui étaient curieux. » Comme ce fameux « anishquadate », version paternelle de l’expression « à venir jusqu’à date », dont on lui a demandé, à l’université, si c’était un mot innu…

« Ç’a créé de la honte. »

Les lecteurs qui disent s’être reconnus dans son récit n’ont pas seulement 88 ans ou 47 ans, mais aussi 18 ans, souligne Pleau. Si l’enjeu est toujours d’actualité, pourquoi en entend-on si peu parler ?

«Les classes sociales existent toujours, seule la lutte a cessé. Je vois un lien avec le fait qu’on ne parle que de la classe moyenne, ou à peu près : c’est comme si ça portait ombrage à toutes les autres classes.»

– Jean-Philippe Pleau

Il y a pourtant « un mouvement », fait valoir le sociologue, en citant des auteurs transfuges, tant en France (Annie Ernaux, Édouard Louis, Didier Eribon, Pierre Bourdieu) qu’au Québec (Caroline Dawson, Akim Gagnon, Benoît Jodoin, Mélanie Michaud, Fernand Dumont).

S’il se voit seulement comme « un cas parmi d’autres », il a envie que son livre ait « une valeur politique », et réfléchit à sa suite.

« Mon histoire a été racontée et je ne vais pas étirer la sauce. Ce qui m’intéresse dans la “suite”, c’est de donner une valeur publique à tous ces témoignages. C’est embryonnaire, mais j’ai en tête de faire un truc un peu choral, en déclinant peut-être un ou deux personnages. »

En attendant cette suite, pour laquelle il ne s’est pas donné d’échéancier, il enregistrera Rue Duplessis en livre audio pour Radio-Canada. La production est prévue à l’automne, pour une diffusion en fin d’année ou au début de 2025.

« Dans le mot transfuge, il y a l’idée d’une fuite, et l’idée de se constituer contre son milieu d’origine. Mais je pense qu’il ne faut pas en rester là. Il y a du beau à tirer de toutes les histoires, ça dépend de la façon dont on les regarde. »

Questionnaire estival

Une journée d’été idéale ? J’aime beaucoup me promener et flâner dans la ville comme un voyageur ou un touriste, me poser dans des cafés que je ne connais pas pour écrire.

Une destination fétiche ? Jusqu’à récemment, j’ai très peu voyagé, mais quand je suis allé à New York pour le travail, ç’a été un gros coup de cœur. J’y suis retourné plusieurs fois et y ai passé du très beau temps avec la famille.

Un plan pour cet été ? Je vais faire du voilier une semaine sur le fleuve avec des amis. Moi qui ai appris à avoir peur de l’eau, j’ai la chienne ! Mais je suis rendu à une étape où j’ai envie d’apprendre à composer avec mes peurs…

Qui est Jean-Philippe Pleau ?

  • Sociologue diplômé de l’Université Laval (baccalauréat et maîtrise), il travaille à la radio de Radio-Canada depuis près de 20 ans.
  • Il anime l’émission Réfléchir à voix haute sur ICI Première depuis l’automne 2021, après avoir coanimé C’est fou…, avec le regretté Serge Bouchard, de 2014 à 2021.
  • Au printemps dernier, il a publié Rue Duplessis – Ma petite noirceur, dans lequel il raconte son parcours de transfuge de classe issu d’une famille ouvrière peu scolarisée de Drummondville.
  • Il est l’auteur de l’essai Au temps de la pensée pressée, composé de textes d’opinion radiophoniques et d’articles publiés.

Ariane Krol, La Presse, 18 août 2024.

Photo: Marika Vachon, La Presse

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