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1 octobre 2022

Cachez cette science que je ne saurais voir

Ce texte a été lu à l’occasion du lancement de l’ouvrage à l’université d’Ottawa le 22 septembre 2022.

 

Il faut d’emblée remercier l’auteur d’avoir pris la peine de réaliser cette enquête. Il s’agit d’une contribution très importante au débat public. Il faut également signaler qu’il s’agit d’un ouvrage fastidieux et méticuleux, l’auteur prenant le temps de démonter un à un une série d’énoncés qui circulent actuellement dans l’espace public au Québec et en France à propos d’une supposée crise des universités[1].

La thèse que Francis Dupuis-Déri (FDD) défend dans cet opus apparait très solide, et, cela est très important et doit être entendu, quiconque se prononce de manière rigoureuse sur ces questions devra désormais tenir compte des faits établis dans cet ouvrage.

La thèse de l’auteur se décline en quatre volets, que je reprendrai ici un à un, en formulant au passage quelques commentaires qui pourront susciter une discussion.

1. Il n’y a pas de réalité empirique significative derrière cette prétendue crise de l’université, et certainement pas dans les dimensions, l’imminence, la prévalence et la dangerosité qu’on lui prête.

Au terme d’une enquête portant sur plusieurs indicateurs, l’auteur conclut en effet que « le problème présenté comme un phénomène culturel généralisé est donc en réalité microscopique » (169). Il y a un écart entre l’interprétation de la réalité et cette réalité elle-même, un écart qu’une mesure empirique permet de constater.

Il y a des incidents isolés, certes, on les connait, et ils méritent certainement que l’on s’y attarde pour les comprendre et les analyser, mais il n’y a pas de « crise », il n’y a pas « d’hégémonie », il n’y a pas non plus de « dictature » – pour reprendre des termes souvent utilisés par les tenants de la thèse de la crise.

Comment dès lors expliquer l’écart entre l’interprétation des incidents et les incidents eux-mêmes? Question typique de la recherche en sciences sociales, à laquelle tente de répondre Panique à l’université.

2. Pour l’auteur, c’est l’hypothèse qu’il met au travail dans cet ouvrage, cette prétendue crise de l’université serait (non pas exclusivement, mais) principalement le fait d’une stratégie discursive. Stratégie discursive plus ou moins cohérente, plus ou moins organisée – mais facilement repérable, et qui a des précédents historiques connus, notamment dans ce qu’on a appelé les culture wars aux États-Unis.

Cette stratégie discursive (essentiellement médiatique) ne repose pas sur un travail rigoureux d’enquête : elle se définit par la répétition, le martelage, les effets de toge, l’exagération, l’hyperbole, la caricature, l’enflure verbale, la diabolisation, l’instrumentalisation et la dissimulation de certains faits – autant d’indicateurs qui permettent d’observer scientifiquement un phénomène discursif de ce type, tant dans son fonctionnement que dans ses effets.

On peut penser à l’usage devenu commun du terme « totalitaire » pour qualifier cette prétendue crise, usage que FDD analyse dans son ouvrage, ou encore aux comparaisons extrêmement problématiques avec l’époque de l’Inquisition ou avec ce qu’on a appelé la Terreur dans la foulée de la Révolution française. Si ce n’est pas de la panique que d’employer ces termes à répétition pour qualifier une poignée d’évènements isolés même si éclatants, c’est ou bien de la mauvaise foi, ou bien, mais c’est peu probable, l’expression d’une ignorance difficilement pardonnable.

Pour donner un exemple près de nous, le collègue Robert Leroux affirmait récemment qu’il fait partie d’un département « woke », c’est-à-dire, selon ses propres termes, où on retrouve « des marxistes, des postmodernistes, des féministes », et qui affirme que « le woke », je le cite et notez l’effet de toge, « c’est la censure totale ».

Ce même collègue, dans son livre intitulé Les deux universités : postmodernisme, néoféminisme, wokisme et autres doctrines contre la science et tout juste publié aux éditions du Cerf (une maison d’édition catholique française qui a pris depuis une décennie un tournant fortement conservateur sous la direction de Jean-François Colosimo[2]), appelle « postmodernisme » le courant de pensée qui serait à l’origine de cette crise l’université, recyclant ce faisant un thème archiconnu des culture wars américaines des années 1980. Selon la définition offerte par Leroux et reprise par le collègue Joseph-Yvon Thériault à l’occasion du lancement de cet opus qui fait l’effet du jour de la marmotte tant les débats qu’il singe sont usés par plus de trois décennies de radotage, le « postmodernisme » est « une manipulation du langage qui ferait fi de la matérialité des faits, et qui derrière une supplication théorique cacherait une grande subjectivité, ou une grande supercherie »[3]. Nous ne sommes pas exactement ici devant une définition de dictionnaire…

Et d’ailleurs, si on se fie aux données factuelles telles que colligées par FDD dans Panique à l’université, cette définition du postmodernisme s’applique parfaitement au discours réactionnaire sur l’université, où on « manipule le langage », et où on « fait fi de la matérialité des faits ». FDD souligne le même paradoxe – à savoir de faire soi-même ce que l’on reproche à l’autre – à propos de l’ouvrage récent de Rachad Antonius et Normand Baillargeon sur la même question[4].

3. Cette stratégie discursive dont le moteur est la peur (il s’agit d’un danger multiforme et imminent devant lequel il faudrait prendre des mesures vigoureuses et immédiate pour s’en protéger), s’inscrit, comme le rappelle FDD, dans un contexte social et politique spécifique.

FDD écrit, suite à l’analyse d’un moment des culture wars américaines dans les années 1980, qu’une « mise en scène partielle et partiale est assez typique des discours réactionnaires au sujet de l’Université : on présente une action étudiante étonnante et radicale qu’on cherche à discréditer, mais on n’explique ni le contexte ni les rapports de force dans lesquels elle s’inscrit » (94). Quel est donc ce contexte, pour ce qui est des débats actuels?

Chacun pourra dire qu’il s’agit du contexte large des revendications liées au mouvement Black Lives Matter, au mouvement de dénonciation #Metoo, mais aussi de différentes revendications sociales et politiques liées aux identités de genre, à la décolonisation, au droit des migrants et, pour le dire rapidement, au pluralisme dans les sociétés occidentales. Rappelons, pour évoquer les événements récents qui ont secoué l’université d’Ottawa, que la dite affaire Lieutenant-Duval est contemporaine de Joyce Echaquan, Mamadi Camara, la découverte des sépultures anonymes des pensionnats autochtones, les incidents récents de profilage racial sur le campus de l’université d’Ottawa, la sous-représentation chronique des personnes noires et autochtones parmi les membres du professorat des universités canadiennes, les attentats islamophobes au Québec et en Ontario, la surreprésentation des personnes autochtones dans les prisons canadiennes, la mise en lumière des féminicides au Québec, etc., etc. – c’est le contexte dans lequel il faut inscrire les incidents que l’on connait et qui ont été montés en épingle et traités comme des aberrations.

FDD démontre bien que les dénonciations de la prétendue dérive des universités tendent à nier les éléments de contexte qui obligent à complexifier l’interprétation que l’on fait de celle-ci – c’est-à-dire que les rapports de pouvoir existants, qui sont problématisés par les luttes sociales et politiques, sont complaisamment gommés pour mieux discréditer la remise en question de ces rapports de pouvoir, et pour réduire cette remise en question à des expressions apparemment extrêmes ou hystériques de politisation d’enjeux qui devraient, selon cette doxa intéressée, rester à l’abri d’une telle politisation.

FDD démontre également que l’histoire des mouvements politiques étudiants est longue et que les récents événements politiques sur les campus n’ont rien de nouveau ou de particulièrement radical ou extrême.

J’aouterai à cela qu’il y a toujours eu une articulation variable, relative, négociée entre d’une part les luttes sociales largement définies, qui marquent un certain « progrès » dans les démocraties occidentales aux 19e et au 20e siècle, et d’autre part le développement de la recherche en sciences sociales. Il n’y a donc rien de particulièrement choquant de voir des chercheurs arrimer leur travail à des questions sociales brûlantes, par exemple celle du racisme systémique, bien au contraire. Il ne s’agit pas d’une irruption de « l’idéologie » dans la science, telle que tentent de le faire valoir les tenants de la crise de l’université, mais plutôt d’un dialogue normal et fructueux entre l’université et la société.

Nous vivons sans doute un changement de paradigme au sens kuhnien, qui peut apparaitre brutal à ceux qui n’en sont pas les instigateurs, et il est « normal », pour reprendre un terme de Thomas Kuhn, qu’une vieille garde crie à la dérive et à la destruction de l’université, et il est « normal » que cela donne lieu à des jeux de pouvoir au sein des départements (au demeurant parfois inélégants de part et d’autre, il faut bien l’admettre). Mais rappelons que la grammaire de toute science est le progrès et non la conservation – c’est-à-dire qu’en science, s’il faut certes construire sur les acquis, il est acquis que ces acquis sont provisoires et sont appelés à être réfutés. À ce titre, pour autant que les règles de base de la pratique scientifique sont appliquées, notamment en reposant sur la « matérialité des faits », le nouveau est meilleur que l’ancien. L’université, n’en déplaise aux collègues qui croient la défendre contre une menace plébéienne, ce n’est pas la monarchie.

4. Cette stratégie discursive sert un ensemble de mouvances politiques identifiables, au nom desquelles agissent ceux que FDD, avec d’autres sociologues, appelle les « nouveaux réactionnaires », qui lancent périodiquement dans l’espace public des polémiques à propos de la liberté d’expression et, par extension, de la liberté académique.

À cet effet, quant aux éléments de contexte qui restent pour des raisons qui semblent opportunes dans l’angle mort du discours sur la prétendue crise de l’université, deux enjeux, qui sont liés, me semblent extrêmement importants. D’une part, on ne trouve pas, dans cette narration de la crise, d’analyse de la transformation majeure de l’espace public en lien avec la nouvelle économie de l’attention qu’ont mise en place les médias sociaux, transformation qui a des impacts réels et mesurables sur la nature et la forme du débat public. C’est-à-dire que les manières de débattre, d’entrer en conflit, de faire valoir ses idées, et d’organiser politiquement, elles ont changé pour tout le monde, et nous sommes ici en terrain nouveau – la prétendue mouvance woke, comme le disent les gardiens de la tradition, n’a pas le monopole, loin de là, de l’usage abusif des médias sociaux et de la polarisation extrême.

D’autre part, et en lien avec ce dernier élément, on ne trouve pas dans cette narration de la prétendue crise de l’université de prise en compte, sinon sous la modalité de la dénégation ou de la relativisation, de la montée manifeste de la droite, du nationalisme de droite, du populisme de droite, de la droite chrétienne, des discours anti-immigration, de l’homophobie et de la transphobie d’État, du mouvement pro-vie, des États qui censurent des livres portant sur l’héritage de l’esclavage ou sur le mouvement LGBTQ, et des mouvements d’extrême-droite partout en Occident.

La répétition ad nauseam de variations de ce discours selon lequel le marxisme culturel, l’antiracisme, et le féminisme forment l’idéologie dominante dans l’université et éventuellement dans l’ensemble de la société, et que nos institutions, voire notre civilisation sont en conséquence en danger, cache mal le fait que les forces qui détiennent le pouvoir ou montent en puissance actuellement, ce sont des forces conservatrice et/ou réactionnaires. Et les agitateurs réactionnaires qui instrumentalisent la question de la liberté académique, avec la connivence de professeurs d’université extrêmement complaisants, sont au service de ces forces conservatrices et/ou réactionnaires.

Pour mémoire, je rappelle que le gouvernement conservateur de Doug Ford a forcé les universités ontariennes en 2018 à adopter des politiques de protection de la liberté d’expression dans les campus, et c’est pour se conformer à cette exigence que l’université d’Ottawa a adopté le règlement 121[5].

Je rappelle également que c’est dans les semaines qui ont suivi l’affaire Lieutenant-Duval à l’université d’Ottawa, après un battage médiatique sans précédent, que le gouvernement caquiste de François Legault a annoncé la mise sur pied de la commission scientifique et technique sur la reconnaissance de la liberté académique dans le milieu universitaire qui devait déboucher en 2022 sur l’adoption de la Loi sur la liberté académique dans le milieu universitaire – laquelle accorde à la ministre le pouvoir d’intervenir sur les politiques internes des universités relatives à la liberté académique si celles-ci ne sont pas jugées conformes à la loi[6].

Je rappelle que le chef élu du parti conservateur du Canada, une des principales forces politiques au pays, chef qui a appuyé le Convoi des camionneurs, a appelé les Canadiens à prendre exemple sur le Québec et à se constituer en force « anti-woke » – une marotte qu’il partage avec Vladimir Poutine et Donald Trump.

Je vous rappelle enfin que la Cour suprême des États-Unis vient de révoquer la constitutionalité de l’arrêt Roe v. Wade.

Dès lors : cette guerre contre la prétendue hégémonie antiraciste, ou féministe, ou marxiste-culturelle, ou woke, ou postmoderne, elle est tributaire, sous sa forme actuelle de la « panique morale », d’un contexte politique dans lequel des mouvements conservateurs et réactionnaires sont au pouvoir en occident.

À ce titre, et suite à la lecture de cet ouvrage, on peut dire que ceux qui posent, dans l’université et hors les murs, en défenseurs de la rationalité et de la science contre une prétendue dérive idéologique des sciences sociales, se font consciemment ou non les alliés objectifs de ces mouvements. Ce qu’ils défendent, ce n’est pas la science : les travaux qui se penchent sur les inégalités sociales, sur les minorités ou sur les luttes actuelles ne sont pas plus ou moins scientifiques en fonction de leurs objets d’études, de leurs cadres théoriques et de leurs engagements, et l’évaluation de la scientificité de ces travaux doit se jouer, de toutes façons, dans l’arène scientifique selon les codes scientifiques et non dans l’espace public selon les codes médiatiques.

Ce que l’on peut dire, suite à la lecture de cet ouvrage de FDD, c’est que ceux et celles qui posent, dans l’université et hors les murs, en défenseurs de la rationalité et de la science contre une prétendue dérive idéologique des sciences sociales, défendent consciemment ou non, un état de la société qui leur convient, dans lequel ils détiennent l’autorité, dans lequel ils exercent le pouvoir. La pratique de la science n’a rien à voir là-dedans.


Notes

[1] Ajoutons que l’auteur démontre par la bande qu’il y a une écologie discursive commune à ces deux entités – ce qui n’est pas sans intérêt pour réfléchir au contexte plus large dans lequel s’inscrit ce phénomène de « panique morale ».

[2] Voir Camille Vigogne Le Coat, « Jean-François Colosimo, éditeur des jeunes conservateurs », 8 septembre 2019, en ligne.

[3] Voir Bruno Lalonde, « Les deux universités de Robert Leroux », YouTube, 18 septembre 2022, en ligne.

[4] Identité, « race », liberté d’expression : Perspectives critiques sur certains débats qui fracturent la gauche, Québec, PUL, 2021.

[5] Voir Université d’Ottawa, « Règlement 121 », en ligne.  

[6] Voir Assemblée nationale, Projet de loi no 32, Loi sur la liberté académique dans le milieu universitaire, 2022, en ligne.

Dalie Giroux, Trahir, 1er octobre 2022.

Lisez l’original ici.

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