Les paniques morales carburent à l’exagération, à l’hyperbole et à l’outrance pour mieux fabriquer une menace diabolique. L’agitation politique n’en est que plus efficace. Déjà, dans les années 1980, Allan Bloom jonglait avec des références historiques terrifiantes pour qualifier les féministes et le mouvement afroaméricain. À le croire, la « révolution sexuelle » des féministes entrait dans sa phase de « terreur », une évocation des moments les plus sanglants de la Révolution française avec sa « multitude de censeurs » et ses « tribunaux d’inquisition ». Il qualifiait aussi ses collègues féministes de « Khmers rouges », en référence aux milices armées du Parti communiste cambodgien responsables de la mort de 1,5 à 2 millions de personnes. Quant au Black Power qui « déferla sur les universités comme un raz de marée », le philosophe paranoïaque y voyait un « exemple de totalitarisme » [1].
Les polémistes qui ont importé ce débat en France ont repris la même rhétorique outrancière ridicule. S’ils s’affichaient comme les martyrs du totalitarisme féministe ou antiraciste, ils reprochaient pourtant du même souffle à leurs adversaires de jouer à la victime. Dans La tentation de l’innocence, paru en 1995, Pascal Bruckner dénonçait ainsi cette tendance à la « victimisation » chez les femmes, les Noirs, les « Indiens », les enfants, « etc. » Ces groupes participaient selon lui de l’« hystérie misérabiliste » : « il suffit d’être dit victime pour avoir raison », même si on « ne traverse aucune épreuve particulière » et qu’on mène « une existence conforme et dépourvue du moindre drame ». On croirait lire Pascal Bruckner se décrivant lui-même. Et alors qu’il ridiculisait quiconque « s’autoproclamait martyr » en 1995, il se déclarera en revanche solidaire des « martyrs du politiquement correct » en 2020.
Cet auteur reproche à plusieurs reprises aux féministes et aux antiracistes leur « rhétorique outrancière » [2] et de « se délecter à l’idée [de vivre] vraiment sous une dictature », mais n’hésite pas lui-même à qualifier les féministes de « croisées » qui traitent les « porteurs de phallus » en « boucs émissaires » qu’elles veulent « stigmatiser », « tuer » et même « éradiquer » lors de « séances d’humiliation collective » rappelant la « Révolution culturelle chinoise ». Cette éradication semble avoir échoué dans les années 1990, puisqu’il affirme aujourd’hui que les activistes féministes et antiracistes constituent encore une « faction vengeresse » qui pratique l’« excommunication », l’« inquisition », les « autodafés », la « chasse aux sorciers » et le « lynchage », qui instaure une « terreur judiciaire » et des « camps de rééducation », cherche de « nouvelles têtes à couper » et planifie un « meurtre purificatoire » et même l’« élimination des hommes » [3]. « Il va falloir que je sois très, très nuancé » [4], avait-il pourtant confié alors qu’il rédigeait son livre.
(…)
La chroniqueuse du journal britannique The Guardian Arwa Mahdawi remarque avec ironie que « [p]ersonne n’est plus facilement outré que ces conservateurs par tant de choses banales », alors qu’ils reprochent sans cesse aux wokes d’être hypersensibles. En Grande-Bretagne, un sondage sur ce sujet a révélé que 10 % des personnes se considérant « très progressistes » sont offensées qu’on leur souhaite « joyeux Noël ! », mais que plus de 20 % des personnes « très conservatrices » le sont si on leur souhaite « joyeuses Fêtes ! » [5]. Les conservateurs sont donc deux fois plus hypersensibles que les progressistes !
Au Québec, c’est le cas de Mathieu Bock-Côté, qui s’offusque que les forces conjuguées des progressistes et de l’immigration menaceraient de « déchristianiser les fêtes de Noël » et de rendre « tabou » l’usage du mot « Noël » [6]. Il discute presque chaque année dans les médias de ce drame civilisationnel, une polémique qu’il essaie d’importer des États-Unis. Il en faisait même état dans sa thèse de doctorat en 2013, mobilisant à ce sujet le conservateur Paul Gottfried, qui s’insurge contre la political correctness dans Multiculturalism and the Politics of Guilt : Toward a Secular Theocracy (Multiculturalisme et la politique de la culpabilité. Vers une théocratie laïque) [7].
(…)
L’hypersensible Mathieu Bock-Côté se vexe que des féministes ne veulent plus qu’on les appelle « mademoiselle » ou que des agences de services préfèrent ne plus utiliser la formule « mesdames et messieurs », pour ne pas heurter les personnes trans et non binaires. Il évoque « des lobbies idéologiques très agressifs » et ces « minorités militantes fanatisées » de « l’inquisition woke » qui cherchent à « bouleverser et même piétiner les codes immémoriaux de la civilité » dans un « délire autoritaire et destructeur » [8].
Devant ces propos, on en vient à se demander si ces polémistes savent de quoi ils parlent, s’ils connaissent bien l’actualité et l’histoire, s’ils ont une pensée pour les victimes réelles des violences politiques, s’ils réalisent à quel point leurs analogies sont à la fois ridicules, scandaleuses et mensongères.
Prenons leur comparaison à la « chasse aux sorcières ». Les études historiques estiment qu’il y aurait eu au moins 60 000 personnes exécutées pour sorcellerie, après avoir subi diverses tortures. Les victimes étaient en très grande majorité des femmes, souvent pauvres et marginalisées, par exemple des paysannes mendiantes, mais aussi des guérisseuses et des sages-femmes que les nouveaux clercs de l’Université voulaient éliminer pour s’arroger le monopole de la médecine. Des juifs et des homosexuels étaient également brûlés vifs pour sorcellerie. À noter que la chasse aux sorcières est toujours pratiquée, selon le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH), et des milliers de personnes sont tuées, surtout des femmes âgées et des enfants, sur simple soupçon d’avoir pratiqué des rituels « maléfiques » [9].
La vie sur les campus d’aujourd’hui n’a évidemment rien à voir avec une telle violence meurtrière de masse. Certes, l’expression « chasse aux sorcières » a été reprise aux États-Unis pour parler du maccarthysme, qui traquait les communistes. Entre 1947 et 1965, 5 millions de fonctionnaires du gouvernement fédéral ont dû se soumettre à un test de loyauté, 2 700 ont été mis à pied, 12 000 ont démissionné et au moins 600 universitaires ont perdu leur poste. Encore une fois, il ne se passe rien de comparable en ce moment dans la société ou sur les campus.
Les polémistes évoquent aussi la « terreur » de la Révolution française, orchestrée par le Comité de salut public, ce qui semble plus justifié puisque leurs ancêtres politiques en furent des victimes directes (monarchistes et aristocrates guillotinés), aux côtés de révolutionnaires jugés trop égalitaristes. On estime que les autorités ont procédé à 300 000 arrestations, qu’environ 17 000 personnes ont été exécutées et que 10 000 autres sont mortes en prison. Selon Marc Angenot, spécialiste de rhétorique politique en France, l’utilisation comme épouvantail de références à la Terreur de la Révolution française s’inscrit dans une longue tradition réactionnaire, comme chez le monarchiste antirépublicain Joseph de Maistre. Marc Angenot rappelle que l’évocation de la Terreur est « censée, par son énormité même inspirer une insurmontable horreur » [10]. Sans oublier la Terreur blanche des forces contre-révolutionnaires massacrant des hommes, des femmes et même des enfants, y compris de nuit dans des prisons pour éliminer des républicains qu’on battait à mort, qu’on brûlait ou qu’on poussait du haut des tours [11]. Quelle que soit la « terreur » dont il est question, elle n’a rien à voir avec les mouvements féministes et antiracistes d’aujourd’hui sur les campus.
Quant au « lynchage », il semble logique d’y voir une référence à l’histoire des États-Unis. Avant l’abolition de l’esclavage, le lynchage y a ciblé environ 300 militant·e·s blanc·he·s abolitionnistes, mort·e·s pour avoir lutté par empathie et solidarité pour l’égalité et la liberté des autres. Après la guerre de Sécession et l’émancipation des esclaves, environ 10 000 lynchages d’Africain·e·s-Américain·e·s ont été perpétrés par des membres du Ku Klux Klan et des Knights of the White Camelia (Chevaliers du camélia blanc) ou de simples racistes sans affiliation particulière. Déjà atroce en soi, le lynchage était souvent précédé par diverses formes de torture, dont la castration pour humilier les hommes noirs. Journaliste afro-américaine et militante contre le lynchage, Ida B. Wells-Barnett a bien expliqué que la « foule lyncheuse » agissait souvent avec la complicité du shérif local et que le maire pouvait accorder un congé aux élèves pour assister à l’exécution. Les compagnies de chemin de fer proposaient des horaires adaptés pour que le voisinage puisse participer à cette « fête » pour la population blanche. Des photos de lynchages se retrouvaient ensuite sur des cartes postales que les familles blanches gardaient en souvenir, de génération en génération [12]
On compte aussi environ 130 femmes noires lynchées de 1880 à 1930. Là encore, il s’agit de scènes d’horreur d’une cruauté inimaginable. Certaines ont été pendues alors qu’elles étaient visiblement enceintes, d’autres d’abord violées. Mary Turner, par exemple, a déclaré qu’elle ferait tout en son pouvoir pour faire punir les hommes qui avaient lynché son mari, dont elle attendait un enfant. Ces « bêtes humaines sans merci », ces « démons au visage pâle » ne se sont pas laissés faire [13]. Ils l’ont lynchée après l’avoir brûlée vive, puis ont extirpé au couteau le fœtus de son ventre [14].
Quant à la « révolution culturelle » qui a marqué la Chine de 1966 à 1976, les intellectuels qualifiés de « contre-révolutionnaires » étaient emprisonnés en isolement, torturés et assignés à des travaux forcés dans des fermes d’État. Des professeur·e·s d’université ont servi les repas à la cafétéria, nettoyé les planchers et lavé les toilettes des campus, ce que ne fait aucun·e professeur·e d’université aujourd’hui. On estime qu’entre 500 000 et 3 millions de personnes sont mortes d’épuisement en raison de travaux forcés ou ont été exécutées par les fameux « gardes rouges ». Par exemple, lors de l’attaque menée en 1975 contre le village musulman de Shadian, dans la province de Yunnan, totalement rasé après le massacre de 1 600 villageois, y compris 300 enfants. L’objectif de Mao était d’empêcher l’ouverture d’une mosquée par des « contre-révolutionnaires » s’opposant « au socialisme et aux valeurs maoïstes au nom de la religion » [15].
Ces polémistes évoquent compulsivement les pires violences politiques, mais n’expriment aucune empathie pour les millions de victimes réelles dont ils détournent la mémoire pour stimuler l’empathie pour l’« homme blanc » et pour eux-mêmes, alors qu’ils vivent confortablement sans que personne ne les condamne au bûcher, au lynchage, à la guillotine ou au camp de rééducation.
Ce manque flagrant d’humanité et d’empathie avait déjà été constaté par le sociologue néomarxiste Theodor W. Adorno, au sujet de l’extrême droite en Allemagne de l’Ouest en 1967. Il constatait qu’il est malheureusement inutile de lancer « des appels éthiques, des appels à l’humanité, car le mot “humanité” lui-même et tout ce qui lui est associé chauffe à blanc les gens dont il est question, il provoque le même effet que l’angoisse et la faiblesse » [16]. Selon Adorno, en appeler à l’humanité des réactionnaires ne provoque chez eux que rires méchants et plus d’insultes encore. Or, ce manque d’humanité n’est pas le seul problème de la pensée réactionnaire, qui est aussi littéralement insensible au réel, d’où ces récits fallacieux unidimensionnels, vidés d’interactions conflictuelles et des rapports de force qui traversent nos sociétés. Ils ne voient qu’une seule force toute-puissante, qui écrase tout : l’alliance totalitaire des féministes et des antiracistes.