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9 avril 2017

Alain Deneault: «Les politiques perdent de vue jusqu’à l’esprit de la République»

INTERVIEW – Alain Deneault, directeur de programme au collège international de philosophie (Paris), analyse la situation politique actuelle.

Le paysage politique français est en train de se disloquer sous nos yeux… Quelles sont les forces à l’œuvre qui expliquent cette situation? 
Le partage gauche-droite a eu du sens tant qu’on concevait les institutions publiques en fonction, à gauche, d’un sujet collectif résolu à imposer sa volonté dans l’histoire et, à droite, d’une classe dominante garante d’un ordre établi et en cela rassurant. Un consensus tend aujourd’hui à supprimer cette représentation du monde au profit d’un discours gestionnaire servant des intérêts financiers dont on espère qu’ils ne fassent plus l’objet de discussion politique. C’est l’ère de la «gouvernance» : on ne défend plus des principes fondamentaux, on cultive la prétention de mieux savoir gérer que son concurrent. On fait ainsi en quelque sorte des électeurs les membres d’un comité d’embauche! Les politiques se présentent tout au plus comme capables d’aménagements à la marge face à des pouvoirs comme la haute finance ou les multinationales. Par exemple, devant un personnage comme Patrick Pouyanné, PDG de Total, qui dit «ne pas faire de politique» mais se borner à rappeler l’ordre mondial auquel les législateurs doivent se conformer, les acteurs publics français de premier plan semblent perdre de vue jusqu’à l’esprit de la République : ils se montrent incapables de peser là où les décisions souveraines se prennent, c’est-à-dire aujourd’hui dans les sphères privées. On l’a vu avec le président sortant, « normal » : les habits étaient beaucoup trop grands lorsqu’il s’est essayé à autre chose qu’à faire du management politique. En outre, il est particulièrement douloureux pour la France de s’habituer à ne pas être la première en quoi que ce soit, elle peine à se résoudre à n’être à son tour qu’une Pologne ou un Uruguay. La tendance de ses dirigeants à imiter, pour se grandir, des Etats-Uniens qu’ils ne comprennent pas les abâtardit et les rend pathétiques.

Le PS français, déchiré entre ses sociaux-libéraux de plus en plus droitiers, et ses socialistes vieille école, prônant encore un Etat social fort, peut-il survivre à cette élection? 
Sous François Mitterrand déjà, la France déployait une esthétique socialiste sur le plan national tout en développant des politiques libérales à l’échelle de l’Europe. Le Parti socialiste a alors abandonné les enjeux communs du pays au profit d’un découpage sociologique entre diverses clientèles électorales. La plupart des caciques de ce parti ne sauraient plus expliquer aujourd’hui à des écoliers le sens historique du nom de leur boutique. Comble du contresens, Manuel Valls a laissé échapper lors d’un débat pour la primaire que l’économie relève strictement des faits et ne saurait passer pour idéologique! Foi de «socialiste»… Le PS trouve cependant encore, ici ou là, à dire qu’il va moins loin que les concurrents ultralibéraux, lorsqu’il tente encore de passer pour «de gauche». Il faut toutefois faire preuve de fétichisme pour trouver encore une différence fondamentale entre un social-libéral de gauche, un «gaulliste¢ social de droite, ou un étiqueté centriste. Toutes ces appellations, étant donné les mille compromissions du PS, n’ont désormais pas plus de sens véritable que les différentes couleurs de dossards dans une compétition sportive.

Emmanuel Macron est-il selon vous une incarnation de cet «extrême centre» typique de l’époque, que vous décrivez dans vos livres? 
Son «entreprise» politique consomme en effet l’entrée dans l’ère de la gouvernance, pour laquelle gérer en fonction des desiderata de l’oligarchie financière devient une fin en soi. Le reste procède seulement d’un marketing jovial. La gouvernance se substitue ainsi à la politique, ou promeut une politique d’«extrême centre», qui est à la fois abusivement présentée comme centriste, et qui est extrémiste au sens où elle disqualifie tout ce qui ne se rallie pas à son programme. Ce dernier peut se résumer ainsi : plus de dividendes pour les actionnaires, plus de capitaux pour les multinationales, une ouverture maintenue aux paradis fiscaux et aux législations de complaisance, moins de droit pour le monde du travail, moins de fonds pour les services publics. L’extrême centre consiste à présenter ce programme destructeur et inique sous les dehors du centrisme, en lui apposant de manière frénétique les qualificatifs de rationnel, raisonnable, pragmatique, parmi tout ce qu’on nous sert dans ce style depuis des années. La haute finance et la grande industrie sont désormais propriétaires des médias, maîtres de lobbies fédérés à Bruxelles, Paris ou Washington et partisans de traités commerciaux qui fragilisent les États. Ils pèsent sur les campagnes électorales et ont beau jeu de composer avec quiconque intègre finalement leur programme, de Tsipras à Trump, tout en œuvrant à la marginalisation des figures politiques qui s’en éloignent un tant soit peu.

Face à ce véritable trou noir politique «ni de droite ni de gauche», qui absorbe toutes sortes de forces disparates, on trouve l’extrême droite, qui assume, elle, sa différence, sa singularité irréconciliable avec les autres. De quoi sa montée en puissance est-elle le signe? 
L’extrême centre vise à abolir l’axe gauche-droite au profit d’une position péremptoirement présentée comme pondérée, rationnelle et nécessaire. Si cela a fonctionné un temps, ce jeu dangereux a débouché sur une nouvelle forme d’alternance, que cette élection présidentielle française met, hélas, en lumière. Celle-ci confronte désormais moins la gauche et la droite que, d’une part, les tenants d’un pouvoir économiquement violent qui prévoit néanmoins à la marge quelques aménagements pour différentes clientèles électorales et, d’autre part, les nostalgiques d’un État qui assume sans détour ses origines brutales. Entre les candidats que les médias présentent comme «présidentiables», les élections portent surtout sur le degré de violence acceptable de la part d’un État également subordonné aux souverainetés financières, commerciales et industrielles. Sur ce point, l’extrême droite est paresseuse et ne milite même plus pour le statu quo, mais carrément pour la pulsion de mort. Il s’agit pour elle de réduire la France à une essence que des éléments étrangers essaieraient de parasiter. Il suffirait de la soulager de ceux-ci pour qu’elle recouvre sa vérité, et sombre ainsi dans un lourd sommeil dans lequel elle ne ferait plus qu’un avec elle-même. Tous les électeurs du Front national ne sont pas toutefois mus par de tels fantasmes morbides. Comme l’explique l’anthropologue Lynda Dematteo, spécialiste de ces enjeux, nombre de ceux qui votent pour de telles formations extrémistes le font dans un esprit carnavalesque afin d’entraîner la chute d’institutions publiques qui leur inspirent le mépris. Jean-Luc Mélenchon, pourtant sage, et à certains égards moins à gauche qu’un gaulliste atypique comme François Asselineau, a toujours peiné à susciter l’adhésion de ce public d’extrême droite, qu’il courtise pourtant de longue date, parce qu’il exige de lui un engagement minimal, par exemple en ce qui concerne le virage écosocialiste de l’économie française vers les technologies de la mer. C’est déjà attendre de cet électorat trop d’efforts.

Face à toutes ces forces conjointes qui tendent à rendre le concept même de «gauche» dépassé, sur quoi comptez-vous pour rebâtir un jour de vraies forces de progrès social? 
Au sens fort, le capitalisme nous épuise. L’heure est venue de produire un discours dépassant le management politique, et permettant l’élaboration de nouvelles fictions politiques à destination du peuple. Il devient urgent de rompre avec l’idéologie d’une classe travestissant dangereusement en bien commun des mesures liées à ses propres intérêts.

Source: JDD papier

Interview avec Aude Lancelin, Le Journal du dimanche, 9 avril 2017

Photo : L’hémicycle de l’Assemblée nationale. (Reuters)

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