À la rencontre des Cuivas
La thèse de doctorat de feu Bernard Arcand, gardée sous scellés à l’Université Cambridge pendant un demi-siècle, met en lumière un peuple de chasseurs-cueilleurs nomades de Colombie
Les Cuivas. C’est le titre à la fois simple et évocateur d’un passionnant récit posthume écrit par feu Bernard Arcand, communicateur, essayiste et professeur au Département d’anthropologie de l’Université Laval de 1976 à 2005. En 2008, il était emporté par le cancer. En juin dernier, Lux Éditeur a fait le lancement d’un livre de plus de 360 pages, la version «grand public» de la thèse de doctorat que l’auteur avait consacrée, à la fin des années 1960, à un peuple autochtone de quelques centaines de chasseurs-cueilleurs nomades de Colombie, au nord-ouest de l’Amérique du Sud. À partir du premier jet du manuscrit qu’Arcand avait rédigé, son épouse Ulla Hoff, son ami et anthropologue Serge Bouchard et une amie et collègue, Sylvie Vincent, ont finalisé le projet de livre.
Cette thèse, que Bernard Arcand avait soutenue en 1971 à l’Université de Cambridge, en Angleterre, a ceci de particulier qu’elle n’a pas été publiée du vivant de son auteur, contrairement à la pratique courante.
«Bernard l’avait fait mettre sous scellés à Cambridge, explique la professeure Sylvie Poirier, du Département d’anthropologie. Il craignait que des gens de pouvoir, comme les missionnaires en quête d’âmes à convertir ou les compagnies en quête de ressources naturelles à exploiter, ne s’approprient sa recherche et aillent déposséder les Cuivas de leur mode de vie et de leur territoire, de leur cosmologie, de leur identité, en un mot de leur humanité. C’était une position politique et éthique très forte. Courageuse aussi, car la pression du milieu de la recherche universitaire exige la publication de notre thèse pour que l’on voit la qualité de notre travail de recherche. Au Département, mes collègues et moi comprenions très bien le geste de Bernard.»
Bernard Arcand a été le directeur de recherche de Sylvie Poirier lorsque, étudiante, elle travaillait à son mémoire de maîtrise sur les chasseurs-cueilleurs nomades du désert australien.
«Pour sa thèse, Bernard a effectué un travail d’anthropologie classique, souligne-t-elle. Il a passé environ deux ans chez les Cuivas. Il a tissé des liens de confiance avec eux et appris leur langue. Il a travaillé fort pour les connaître.»
Une microsociété en harmonie avec la nature
Le doctorant québécois a partagé le quotidien des Cuivas, les observant et interagissant avec eux. Il les a vus chasser, pêcher et cueillir des fruits et des légumes. Il les a suivis dans leurs fréquents déplacements migratoires dans la plaine et en forêt tropicale. Résultat: sa recherche doctorale maintenant vulgarisée donne un portrait saisissant d’une microsociété d’autrefois vivant en harmonie avec la nature sauvage.
Au fil des pages, l’auteur décrit notamment une journée dans un campement regroupant 80 personnes. Levés à l’aube, les gens se rendent d’abord à la rivière pour au moins se laver le visage. Ils mangent ensuite les restes du repas de la veille. Puis, des hommes armés d’arcs et de flèches prennent place dans des canots de bois et partent chasser, environ un kilomètre plus loin. Des chiens les accompagnent. Descendus sur la rive, ceux-ci partent à la recherche de gibier. Restés dans les canots, les chasseurs attendent patiemment les animaux qui pourraient s’enfuir en sautant dans la rivière. Deux ou trois heures plus tard, c’est le retour au campement. Les Cuivas s’attroupent, la nourriture est partagée. Les femmes font cuire la viande. Il y a de la joie dans l’air. On bavarde, on parle fort, on rit. On joue avec les enfants. Tous mangent.
En après-midi, des femmes partent en groupe dans la forêt cueillir des légumes et des fruits. D’autres femmes partent avec leur conjoint pêcher le poisson sur la rivière. Ici aussi l’homme utilise son arc et ses flèches. Au bout de deux heures, les cueilleuses et les pêcheurs rentrent au campement avec deux ou trois paniers de fruits, de même qu’une demi-douzaine de poissons.
La soirée sert à la conversation et à l’éducation des enfants. La journée est passée en revue, on discute des projets du lendemain. L’humour est au rendez-vous. Chacun possède un hamac. Celui-ci sert de lit, mais aussi de chaise, d’appui-tête et de berceuse. Lorsque tous s’endorment, il arrive que le silence de la nuit soit brisé par une ballade plaintive, une mélodie douce et répétitive poussée par un membre du groupe et que tous écoutent avec respect.
La plupart des couples observés par Bernard Arcand donnaient l’impression d’être fortement liés. Hommes et femmes évoluent à l’intérieur de rapports égalitaires. Ils dorment et mangent ensemble, pêchent et visitent les voisins ensemble. Chaque jour, ils consacrent des heures à se parler et à s’examiner l’un l’autre, notamment pour soigner des égratignures. Complicité, tendresse, amour caractérisent les couples cuivas. Lorsque survient une querelle, elle ne dure pas longtemps. Dans cette société, l’on perçoit le mariage comme un essai. La séparation est envisageable si les liens entre les époux ne sont pas suffisamment forts au bout de six ou dix mois. Avec un premier enfant, les parents deviennent véritablement des adultes.
Le futur anthropologue a observé que les Cuivas changent de campement en moyenne tous les sept jours. Ces déplacements sont habituellement motivés par des raisons alimentaires. Le fruit qui est la ressource saisonnière principale peut être épuisé. Ou bien, les fruits ne sont pas suffisamment mûrs. Les eaux de la rivière peuvent être trop brouillées, ce qui empêche de voir le poisson. Règle générale, on change d’emplacement pour manger autre chose.
En deux ans, le groupe étudié est demeuré un maximum de 24 jours au même endroit. Tous s’attendent à partir. Se déplacer n’est pas un saut dans l’inconnu, car l’on connaît la plupart des sites de campement du territoire. En quelques minutes, on rassemble les enfants, on plie les hamacs, on éteint les feux et on ramasse arcs et flèches, balles de corde et objets personnels. Le filage de la corde, qui sert principalement à fabriquer les hamacs, accapare beaucoup le temps des femmes. En savane, le groupe avance en colonne. Les hommes marchent devant, arc et flèches en main. Derrière, les femmes portent hamacs, corde et enfants.
50 ans plus tard
Un demi-siècle après le passage de Bernard Arcand, que sont devenus les Cuivas? Dans le dernier chapitre du livre, l’anthropologue Francisco Ortiz, professeur à l’Université nationale de Colombie, répond à cette question. «La société cuiva a changé à plusieurs égards, écrit-il. Le processus de sédentarisation forcée a profondément transformé le mode de vie et le mode de pensée des Cuivas. Ils ne sont pas disparus, même si leur vie a changé et si leur territoire s’est dramatiquement rétréci.» Le territoire, mentionne-t-il, a été envahi notamment par des éleveurs et des cultivateurs, des agro-industriels et des entreprises pétrolières.
Selon lui, la menace de la disparition des Cuivas est toujours présente. «Mais l’espoir reste vivant, poursuit-il, car leur culture, leur langue, leur humour, leurs danses, leurs rapports de solidarité et d’échange persistent et leur donnent la force d’exister dans un monde où prime l’égoïsme.»
Pour Sylvie Poirier, les Cuivas d’autrefois représentaient un exemple extraordinaire de liberté. «On les imaginait à la limite de la survie, alors qu’ils étaient au début de l’abondance, explique-t-elle. Ils étaient plusieurs heures par jour dans leur hamac avec le garde-manger à proximité!» En dialogue avec la nature, ce peuple possédait un savoir extraordinaire sur son milieu de vie. Selon elle, les sociétés modernes tireraient avantage à s’inspirer de valeurs qui constituaient la base du fonctionnement social des Cuivas, comme l’absence de compétition, le partage et les rapports de genres égalitaires.
Yvon Larose, ULaval nouvelles, 15 août 2019
Toutes les photos: Bernard Arcand
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