Praxis et théorie critique. Entretien avec Andrew Feenberg paru dans Période
En 2016 paraissait en français l’ouvrage séminal d’Andrew Feenberg, Philosophie de la praxis (Lux). Face à toute une tradition de lectures d’Adorno et Marcuse qui en émoussent le tranchant politique, cette traduction constitue un événement éditorial. Dans cet entretien, Feenberg précise son itinéraire théorique depuis la première parution du livre en 1981, et en détaille les enjeux critiques. La Théorie critique s’avère être un puissant instrument de contestation des instruments de contrôle et de discipline des populations, de l’usine aux nouvelles technologies. Déplaçant les lignes tout en restant fidèle à la lettre de Lukács, Marcuse et Adorno, il esquisse des passerelles entre la réification et Foucault, ou encore les science studies pour réarmer les mouvements sociaux contemporains.
Dans la préface à la traduction française de Philosophie de la praxis,vous indiquez que ce texte a subi d’importantes modifications si on le compare à sa première édition. Pourriez-vous nous expliquer ce qui distingue ces deux versions du texte ? De quels changements de perspective cette édition peut-elle relever ?
Cette nouvelle version diffère de la précédente sur plusieurs points. Elle incorpore notamment des nouveaux chapitres sur Adorno et Marcuse, qui reconstituent les grandes liaisons philosophiques que l’ont peut établir entre l’École de Francfort et la pensée de Lukács. Une relation qui fut quelque peu obscurcie en raison d’un désaccord politique fondamental, désaccord qui ne doit cependant pas oblitérer une profonde parenté théorique, que je me propose de circonscrire par l’appellation de « Philosophie de la praxis ». Je me suis aussi proposé d’approfondir certaines thèses fondamentales du livre via une meilleure compréhension et explicitation du contexte politique et théorique qui a présidé historiquement à la constitution de ce courant. En effet, la première version de ce livre remonte au débit des années 1980, et vous pouvez comprendre que j’ai disposé de suffisamment de temps pour revenir dessus. Par exemple, entre ces deux versions, j’ai écrit un livre sur Heidegger et Marcuse qui m’a conduit à étudier le background néo-kantien qui a influencé leurs premiers travaux. Cela m’a permis de mieux appréhender un certain nombre d’aspects déroutants d’Histoire et conscience de classe. En effet, l’interprétation traditionnelle de ce texte insiste sur sa redécouverte de Hegel et de la dialectique, alors que la matrice néo-kantienne me semble tout aussi importante. Ceci apparaissant plus particulièrement dans le concept de réification comme « forme d’objectivité », une catégorie typiquement néo-kantienne réinvestie de manière originale par Lukács. Enfin, et je pense qu’il s’agit peut-être du point le plus important, j’ai pu développer de manière approfondie certaines questions renvoyant à une discussion plus générale sur le statut de la science et de la technologie à partir de ce que j’ai pu apprendre par la suite en les étudiants comme phénomènes sociaux. Cette nouvelle version du texte fait apparaître clairement le lien entre ma propre philosophie de la technique et une certaine interprétation du marxisme propre aux auteurs évoqués ici.
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Entretien réalisé par Vincent Chanson pour Période.