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26 novembre 2016

Un laboratoire politique contre l’apartheid du Nord

En camion avec Romeo Saganash, Emmanuelle Walter a découvert un gouvernement régional discret et fascinant.

Passer une semaine dans un pick-up avec un député fédéral ? Pour bien des scribes, pareille éventualité serait assimilable au présage d’un interminable traitement de canal, voire à un cauchemar. Comment tolérer pendant sept jours la langue de bois javellisée par la ligne de parti de ceux qui, trop souvent, ne répètent que les fadaises qu’on leur a préalablement bien mises en bouche — excusez le cynisme.

Tout ça est évidemment différent si le député fédéral en question se nomme Romeo Saganash. L’affable porte-parole du peuple cri depuis quelque 35 ans, élu néodémocrate depuis 2011, a accepté en juin 2015 que la journaliste Emmanuelle Walter l’accompagne dans une tournée de sa circonscription (Abitibi–Baie-James–Nunavik–Eeyou), territoire de démesure couvrant 54 % (!) du Québec. C’est cette semaine de rencontres avec des maires jamésiens et des chefs autochtones, de musique country à la radio et de kilomètres avalés sur des chemins invraisemblablement cahoteux, que raconte Le centre du monde. Une virée en Eeyou Istchee Baie-James avec Romeo Saganash.

« Je vais garder de notre voyage l’image de Romeo sur un promontoire en train de capter le paysage avec son appareil photo », explique celle qui faisait paraître en 2014 Soeurs volées. Enquête sur un féminicide au Canada (Lux). « Plutôt que d’essayer de m’embrigader ou de faire de la propagande sur les Cris, il m’a proposé une visite un peu touristique, ce qui rendait fou son adjoint de circonscription, parce qu’il avait un agenda à respecter. Romeo pourrait pourtant être blasé de son territoire, et c’est ce qui le singularise par rapport à d’autres hommes politiques : sa capacité d’émerveillement. » Hommes politiques et capacité d’émerveillement : voilà deux expressions qu’on voit trop rarement ensemble, fait-on remarquer.

Un doux sourire de gamin se faufile jusque sur le visage de Romeo Saganash. Vous sentez-vous député ? lui demande-t-on. « Non ! Du tout même ! » lance-t-il, avec le même effarement amusé que si on lui avait proposé de nous raconter son périple sur la planète Mars. « En fait, j’estime que je ne suis pas politicien. J’ai seulement un rôle à jouer auprès de ma société, auprès des Cris, pour faire avancer une cause noble, la cause autochtone, parce qu’on vit toujours dans des conditions déplorables au sein de ce Canada riche, même à l’aube de ses 150 ans. »

La fin d’un apartheid

Malgré les conditions effectivement déplorables des logements, par exemple, auxquelles sont contraintes les communautés cries d’Eeyou Istchee, Emmanuelle Walter glane tout au long de sa route davantage de raisons d’espérer que de baisser les bras. Parmi celles-ci : la création du gouvernement régional Eeyou Istchee Baie-James. Arrachée à Jean Charest dans la foulée de la promotion du Plan Nord, cette entité politique sans pareille réunit depuis 2014 à la même table des élus jamésiens et des chefs cris, qui codirigent donc désormais les terres publiques.

« Avant, les Cris ne géraient que leurs communautés, que leurs réserves, rappelle Romeo Saganash. Ça faisait longtemps qu’on disait que ça n’avait pas de sens que la municipalité de la Baie-James [la structure prévalant jusque-là, uniquement composée d’allochtones] contrôle l’ensemble des terres ancestrales. J’avais dit à Jean Charest :“En Afrique du Sud, il y a un nom pour ça. Ça s’appelle l’apartheid.” » Que lui avait répondu le premier ministre ? « Il m’avait dit avec des mots à peine voilés de ne pas répéter ça dans les médias. » Ce qu’il s’était évidemment empressé de faire.

« De mon point de vue, c’est renversant. L’information est pourtant passée sous le radar ; les médias y ont vu un épisode administratif sans importance, nébuleux et lointain », écrit une Emmanuelle Walter émue et effarée dans Le centre du monde. Elle suggère d’ailleurs que l’indifférence du Québec médiatique aura peut-être, ironiquement, permis à cette structure belle, fascinante et novatrice de s’épanouir sans tension.

« Quand Romeo a commencé à m’expliquer la chose dans le camion, j’ai vraiment eu l’impression d’avoir un scoop. C’est révélateur du fait que le journalisme au Québec rate des trucs énormes. C’est mon éditeur Mark Fortier qui m’a dit à la blague : “Ce laboratoire n’est examiné par personne, et c’est pour ça que ça fonctionne !” Ç’a été compris par bien des médias comme un truc banal. Mais si ça avait été compris pour ce que c’est, c’est-à-dire un laboratoire politique, ça aurait sans doute fait débat », explique celle qui, de retour à Montréal, a consacré de longues heures à visionner les assemblées de ce gouvernement. À chacun son Netflix.

« On y discute a priori de sujets au ras des pâquerettes, mais c’est grandiose, observe-t-elle, encore pleine d’enthousiasme. Il n’y a pas une seule seconde où l’enjeu postcolonial n’est pas présent. Chaque mot, chaque virgule, pose la question du partage du territoire, du vivre-ensemble. Les élus jamésiens savent que c’est historique, même si pour eux, c’est une entente pragmatique, qui leur permet d’arriver à leurs fins et de poursuivre l’exploitation du territoire. Pour les Cris, c’est hyper-symbolique. »

Serions-nous en présence d’un modèle à imiter à la grandeur du plus-meilleur-pays-au-monde ? « Oui ! pense la journaliste. Il y a chez les Cris d’Eeyou Istchee tous les enjeux qui affectent de manière générale les communautés autochtones : la déprime, l’alcool, la drogue, les violence. Mais ce qui les distingue, c’est qu’au-dessus de tout ça, il y a maintenant un projet, une réussite, une unité. Il s’est passé quelque chose. Ils se sont retrouvés, ont combattu et ont gagné, et ça, c’est réellement au-dessus du reste. Alors, lorsqu’en avril dernier, pendant la vague de suicides à Attawapiskat, les observateurs de Montréal répétaient “Il faut démanteler les réserves”, moi, j’avais le goût de crier qu’au contraire, il faut maintenir ces communautés et les aider à prospérer, les aider à trouver une forme d’autonomie. » Fidèle à ses circonspectes habitudes, Romeo Saganash opine discrètement.

Dominic Tardif, Le Devoir, 26 novembre 2016

Photo : Le député fédéral Romeo Saganash en compagnie de l’auteure et journaliste Emmanuelle Walter. © Annik MH de Carufel / Le Devoir

Lisez l’original ici.

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