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3 juillet 2010

L’utopie huronne selon Lahontan

En 1703, dans ses entretiens avec Adario, personnage fictif inspiré d’un chef huron réel, Kondiaronk, le voyageur français Lahontan, qui a séjourné à Québec et à Montréal entre 1683 et 1692, fait dire à l’Amérindien que l’abandon du droit de propriété permettrait aux Européens de goûter au bonheur de l’égalitarisme huron. Mais Adario doit clore son discours et s’excuser: «Voilà mon esclave qui vient m’avertir qu’on m’attend au village.»

Cette chute ironique d’un chapitre des Dialogues avec un Sauvage, de Louis-Armand de Lahontan, suivis des Conversations de l’auteur avec Adario, imitation du même ouvrage publié en 1705 par le polygraphe Nicolas Gueudeville, indique à quel point le mythe du «bon sauvage», thème cher au XVIIIe siècle, relève davantage d’une critique indirecte de la civilisation occidentale que d’un éloge inconditionnel du primitivisme. L’érudit Réal Ouellet, à qui l’on doit une édition très soignée des deux textes, en est conscient.

Il souscrirait à l’idée de Rousseau, qui, à la suite de Lahontan, s’est permis d’opposer le sauvage à l’Européen nullement pour préconiser un vain retour en arrière, mais pour montrer que l’innocence primitive destinée à disparaître met en perspective les défauts et le caractère passager des prétendus raffinements de la civilisation. Le bon sauvage représente plus le rêve d’une remise en cause perpétuelle de la société, au nom d’une pureté toujours redéfinie, que la nostalgie d’un paradis perdu.

Lahontan met sur les lèvres d’Adario la description d’une utopie huronne étrangement fondée sur le bellicisme et l’esclavagisme pour faire réfléchir les Européens qui, même s’ils ne s’en vantent pas, s’adonnent aussi à ces deux crimes. L’Amérindien invite les Français à renoncer à l’argent, ce «sépulcre des vivants».

S’ils suivent son conseil, Adario leur prédit un changement salutaire: «Votre richesse serait, comme la nôtre, d’acquérir de la gloire dans le métier de la guerre; plus on prendrait d’esclaves, moins on travaillerait; en un mot, vous seriez aussi heureux que nous.» Le Huron soutient que sa nation n’a ni lois ni juges, que les querelles ne la déchirent pas et que ces avantages découlent de l’absence, chez elle, du fléau de l’argent.

Si l’Amérindien mérite d’être l’éducateur de l’Europe, ce n’est pas parce qu’il se montre meilleur que le Français, mais parce qu’il apparaît différent. Lahontan s’indigne devant son interlocuteur que le «privilège» qu’ont les jeunes Hurons «d’aller nus» révèle parfois leurs érections. Adario lui réplique: un «sein tellement à découvert» aguiche «nos jeunes gens» lorsqu’ils «trafiquent leurs castors aux belles marchandes qui sont dans vos villes».

Rien comme l’opposition entre la nudité naturelle du sauvage, volontiers «coquin», et les décolletés suggestifs des Européennes ne fait mieux ressortir le trait particulier de l’Ancien Monde: l’hypocrisie.

Michel Lapierre, Le Devoir, 3 juillet 2010

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