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22 mars 2013

Un compte rendu de Florent Schoumacher

Les éditions Lux rafraîchissent le domaine de l’édition sociale, critique et militante. Cet ouvrage en est une preuve indiscutable. Voltairine de Cleyre (1866-1912), voilà bien une militante oubliée en Europe. Parfois son nom apparaissait au détour de discussion au sein du sérail anarchiste mais encore avec parcimonie, car peu d’entre les militants ont eu le loisir de lire les écrits de cette insoumise. Voilà ce problème résolu. Enfin, Voltairine de Cleyre est accessible au lecteur francophone, elle qui nous est surtout connu dans l’ombre de la grande anarchiste étatsunienne Emma Goldman1. Nous avions d’ailleurs déjà croisé ces deux noms dans un autre ouvrage des éditions Lux, que nous avions commenté2.

 D’abord, avant de parler du livre, prenons le temps de parler un instant de cette femme au regard clair : Voltairine est née à Leslie dans le Michigan en 1866. En somme, il nous faut imaginer un décor, certes plus verdoyant, mais qui se rapproche de l’ambiance sauvage des western, avec les premières manufactures faisant naître la working class américaine. Sa famille est très pauvre, comme on peut l’être chez les ouvrier à cette époque. Sa mère Harriet Elizabeth Billings vient d’une famille abolitionniste (de l’esclavage). Son père est un Lillois libre-penseur qui quitte l’hexagone en 1854 pour rejoindre les États-Unis comme tailleur de pierre. Grand lecteur de Voltaire, Hector de Claire donne le prénom de Voltairine à sa fille qui le conservera tout en changeant le patronyme en «de Cleyre» en guise de pseudonyme. Voilà pour le décor à partir duquel émerge cette révolutionnaire.

 Grâce aux textes mais aussi à la présentation complète de Normand Baillargeon et Chantal Santerre, il est grand temps pour le lecteur francophone de découvrir que de Cleyre fut une femme forte, presque entêtée, qui n’hésita jamais à faire front face à l’ennemi. Ainsi, au sénateur américain Hawley qui voulait offrir la somme de mille dollars pour abattre un anarchiste, suite à l’assassinat du président William Mac Kinley3, Voltairine écrit le 21 mars 1902: «Cher Monsieur, je lis dans le journal de ce matin que vous auriez affirmé être disposé à “offrir 1000$ pour tirer un coup de fusil sur un anarchiste”. Je vous demande ou de prouver votre proposition ou de retirer cette affirmation, qui est indigne… Toutefois, si vous voulez faire feu sur un anarchiste, cela ne coûtera pas 1000$. Il vous suffira de payer le déplacement jusqu’à chez moi (mon adresse est indiquée plus bas) pour pouvoir me tirer dessus » (p. 37).

Si Hawley ne se déplaça jamais, Voltairine de Cleyre, hélas, est atteinte d’un coup de feu cruel le 19 décembre 1902, par l’un de ses «élèves» un certain Helcher. Femme de conviction, mais d’une grande miséricorde que l’on attribue habituellement à une sainte, elle écrira: «Le garçon dont on dit qu’il a fait feu sur moi est dérangé. Le manque de nourriture et le fait qu’il n’a pas de travail sain à accomplir l’ont rendu comme tel» (p. 38). Elle refuse de porter plainte contre Helcher et de l’identifier face à la police.

Avons-nous affaire à une de ces révolutionnaires monolithiques, pétrie d’une certitude indéfectible, une femme faite d’un autre bois que nous tous? Pas le moins du monde. En 1905, elle tente de se suicider avec de la morphine, souffrant depuis de nombreuses années d’acouphènes douloureux. En 1908, de plus en plus malade et isolée, arrêtée aux abords de la manifestation des chômeurs de Philadelphie, Voltairine de Cleyre traverse une crise profonde. Elle écrit  que le monde qui l’entoure n’est qu’une «vaste conspiration où les gens se tuent les uns les autres, où la justice ne règne nulle part…» (p. 46). Au fond du gouffre elle note encore : «dans ma bouche, tout est amertume; tout devient cendre entre mes mains.» (p. 47) Acculée, elle décide de quitter Philadelphie pour Chicago. En 1911, éclate la révolution mexicaine et elle devient la défenderesse aux États-Unis des idées de Ricardo Florès Magon4. En 1912, à 45 ans, après des années de souffrances physiques, elle s’éteint.

Pas moins de 324 pages contiennent l’essentiel des textes de cette révolutionnaire, non seulement les textes théoriques au titre desquels nous citerons notamment «la tendance économique de la libre-pensée», «pourquoi je suis anarchiste», «l’égalité politique de la femme», «l’esclavage sexuel», mais aussi des poèmes comme «le festin des vautours» concernant trois anarchistes condamnés à mort (Vaillant, Henry et Caserio), ou «En lettres rouges», poème-hommage aux insoumis mexicains et à Flores Magon en particulier.

Il nous reste donc cet ouvrage et les pensées limpides de Voltairine de Cleyre, souvent morales. Dans nos sociétés contemporaines, certains textes font écho: «Je crois que le mariage défraîchit l’amour, transforme le respect en mépris, souille l’intimité et limite l’évolution personnelle des deux partenaires. C’est pourquoi, je pense que le mariage est une mauvaise action» («Le mariage est une mauvaise action» p. 220). On y voit poindre une grande magnanimité: «…en présence de grands sacrifices, nous apprenons l’humilité et, si mes camarades ont pu donner leurs vies pour leurs convictions, laissez moi donner ma fierté» («Ils devraient être pendus», p. 221). L’anarchisme de Voltairine de Cleyre n’est pas un pis-aller, mais une voie vers la libération des êtres humains : «il ne s’agit pas de trouver un moyen de soulager temporairement la détresse…ce qu’il faut c’est rendre chacun capable de se tenir debout sur ses propres jambes» («Pourquoi je suis anarchiste», p. 98).

Pour elle la révolution américaine ne fut qu’un début : «Les enfants comme les adultes ont si bien appris à vouer un culte aux appellations symboliques que celle de “révolution américaine” est devenue sacrée, malgré le fait qu’elle ne signifie rien de plus pour eux qu’une force victorieuse, alors que le mot “révolution” appliqué à d’autres possibilités est un spectre détesté et abhorré» («Anarchisme et traditions américaines», p. 72).

Ce que souligne aussi Voltairine de Cleyre, de manière continue, c’est la position majeure de la femme dans le processus révolutionnaire à venir, afin de se libérer du patriarcat: «Les femmes sont désormais de plus en plus présentes dans l’industrie, c’est ainsi que des portes autres que celle du travail domestique s’ouvrent à elles… Je recommanderais vivement à toutes les femmes …de ne jamais vivre sous le même toit que l’homme qu’elles aiment et de devenir sa bonne» («La question de la femme», p. 260).

Femme complexe en proie au doute, insoumise jusqu’au bout, Voltairine de Cleyre reste d’une étonnante modernité.

1 http://fr.wikipedia.org/wiki/Emma_Goldman

2 Le compte-rendu est disponible ici : http://revuesshs.u-bourgogne.fr/dissidences/document.php?id=1164.

Dissidences, 22 mars 2013.

Voir l’original ici.

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